La France vient d’être condamnée à une amende très salée dans l’affaire Jean-Marc Rouillan, co-fondateur d’Action Directe, condamné à 18 mois de prison dont 8 ferme pour apologie du terrorisme.
Dans un verdict rendu ce 23 juin, la Cour Européenne des Droits de l’Homme(CEDH) juge que la France a violé la liberté d’expression de Rouillan
Lecourrier-du-soir.com vous invite à lire le verdict intégral de la CEDH
Excellente lecture
« Si le principe de la sanction prononcée pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme n’est pas remis en cause, la lourdeur de la peine d’emprisonnement infligée à Jean-Marc Rouillan pour des propos tenus à la radio viole l’article 10 de la Convention
Dans son arrêt de chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Rouillan c. France (requête no 28000/19), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme en ce qui concerne la lourdeur de la sanction pénale infligée.
L’affaire concerne la condamnation pénale de Jean-Marc Rouillan, ancien membre du groupe terroriste Action directe, à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix avec sursis probatoire, pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme, en raison de propos tenus lors d’une émission de radio en 2016 qui ont ensuite été publiés sur le site internet d’un journal.
La Cour considère que la condamnation pénale du requérant pour complicité d’apologie d’actes de terrorisme a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression et reconnaît que cette ingérence était prévue par la loi et avait pour but légitime la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.
Examinant ensuite la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique au sens de l’article 10
- 2, la Cour admet tout d’abord que les propos litigieux doivent être regardés comme une incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste, et n’aperçoit aucune raison sérieuse de s’écarter du sens et de la portée qu’en a retenus le tribunal correctionnel dans le cadre d’une décision dûment motivée, dont les motifs ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation. Elle précise ensuite qu’elle ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction. A cet égard, elle considère que les motifs retenus pour justifier la sanction du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie du terrorisme et sur la prise en considération de la personnalité de l’intéressé, apparaissent à la fois « pertinents » et « suffisants » pour fonder l’ingérence litigieuse qui doit être regardée comme répondant, dans son principe, à un besoin social impérieux.
Toutefois, après avoir rappelé que, lorsque la liberté d’expression est en jeu, les autorités doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les motifs retenus par les juridictions internes dans la mise en balance qu’il leur appartenait d’effectuer ne suffisent pas à la mettre en mesure de considérer qu’une telle peine d’emprisonnement de dix-huit mois prononcée à l’encontre du requérant était, alors même qu’il a été sursis à son exécution pour une durée de dix mois, proportionnée au but légitime poursuivi. Elle conclut donc à une violation de l’article 10 de la Convention eu égard à la lourdeur de la sanction pénale infligée au requérant.
1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.
Principaux faits
Le requérant, M. Jean-Marc Rouillan, est un ressortissant français, né en 1952 et résidant à Tourrenquets. Ancien membre du groupe terroriste Action directe, M. Rouillan fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour des faits d’assassinat à caractère terroriste et passa vingt-cinq ans en prison jusqu’à sa libération conditionnelle en 2012. Auteur de plusieurs livres, il a également tourné dans un film sorti en 2016, où il tenait son propre rôle.
Le 23 février 2016, M. Rouillan accorda un entretien à deux journalistes qui fut diffusé le jour même dans une émission politique réalisée par un magazine mensuel régional, en partenariat avec une radio locale. L’entretien fut également mis en ligne sur le site internet du magazine.
Au cours de cet entretien, M. Rouillan, se référant aux responsables des attentats terroristes commis à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015, déclara notamment : « Moi je les ai trouvés très courageux, ils se sont battus courageusement […]. »
Le 7 mars 2016, une avocate en charge des intérêts des victimes des attentats terroristes de Paris signala ces propos au procureur de la République de Paris.
Le procureur de la République décida de poursuivre le requérant pour apologie publique d’un acte de terrorisme au moyen d’un service de communication accessible au public en ligne, sur le fondement de l’article 421-2-5 du code pénal. L’Association française des victimes de terrorisme ainsi que plusieurs victimes des attentats du 13 novembre 2015 se constituèrent parties civiles.
Le 7 septembre 2016, le tribunal correctionnel de Paris déclara M. Rouillan coupable des faits reprochés et le condamna à une peine de huit mois d’emprisonnement ferme, ainsi qu’au paiement de la somme d’un euro (EUR) à l’Association française des victimes de terrorisme et de 300 EUR à chacune des victimes des attentats constituées parties civiles. Le tribunal jugea qu’eu égard au contexte, notamment aux récents attentats perpétrés en France en 2015, et à la personnalité de
- Rouillan, condamné à deux reprises à la réclusion à perpétuité pour des infractions à caractère terroriste, les propos qu’il avait tenus justifiaient une forme de violence et portaient atteinte à la dignité des victimes.
- Rouillan, le ministère public et les parties civiles interjetèrent appel.
Le 16 mai 2017, la cour d’appel de Paris infirma le jugement du tribunal correctionnel en tant qu’il avait déclaré le requérant coupable d’apologie publique d’un acte de terrorisme et le déclara coupable de complicité de ce délit, en application des dispositions législatives régissant la détermination des personnes responsables des délits commis par voie de presse. La cour d’appel aggrava par ailleurs la peine à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis probatoire. Elle confirma la condamnation au versement d’un EUR à l’Association française des victimes de terrorisme et ordonna la réouverture des débats concernant les autres parties civiles afin que celles- ci apportent la démonstration de l’étendue de leur préjudice direct et personnel.
- Rouillan se pourvut en cassation contre cet arrêt. À cette occasion, il posa une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’article 421-2-5 du code pénal qui réprime l’apologie publique d’actes de terrorisme. Par une décision du 18 mai 2018 (n° 2018-706 QPC), le Conseil constitutionnel déclara les dispositions concernées de l’article 421-2-5 du code pénal conformes à la Constitution.
Le 27 novembre 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de M. Rouillan. Elle jugea notamment que la cour d’appel avait fait une exacte appréciation du sens et de la portée des propos du requérant et qu’elle avait nécessairement apprécié la proportionnalité de la sanction au regard des objectifs poursuivis.
Le requérant exécuta la peine d’emprisonnement à son domicile entre le 9 juillet 2020 et le 12 janvier 2021.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), le requérant soutient que sa condamnation pénale pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme est contraire à cet article de la Convention.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 20 mai 2019. L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges, composée de :
Síofra O’Leary (Irlande), présidente,
Mārtiņš Mits (Lettonie), Ganna Yudkivska (Ukraine),
Stéphanie Mourou-Vikström (Monaco), Ivana Jelić (Monténégro),
Arnfinn Bårdsen (Norvège), Mattias Guyomar (France),
ainsi que de Victor Soloveytchik, greffier de section.
Décision de la Cour
Article 10
La Cour reconnaît que la condamnation pénale du requérant pour complicité d’apologie d’actes de terrorisme a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression et considère que cette ingérence était prévue par la loi et avait pour but la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.
S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2, la Cour relève en premier lieu que les questions posées au requérant par les journalistes portant notamment sur l’état d’urgence instauré en France après les attentats terroristes de novembre 2015, les libertés publiques et la sécurité étaient, dans le contexte de l’époque, susceptibles d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement. Elle en conclut que les propos du requérant ont été tenus dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qu’a d’ailleurs relevé la Cour de cassation.
En deuxième lieu, la Cour relève que, par des décisions concordantes, le tribunal correctionnel, la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé que le fait de qualifier les auteurs des attentats terroristes de Paris de « courageux » et d’affirmer qu’ils « se sont battus courageusement » constituait une incitation à porter un jugement favorable sur les auteurs d’infractions terroristes. La Cour reconnaît que les propos du requérant véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes et ont été prononcés alors que l’émoi provoqué par les attentats meurtriers de 2015 était encore présent dans la société française et que le niveau de la menace terroriste demeurait élevé, comme en témoignent plusieurs autres attaques terroristes survenues en France en juin et juillet 2016. En outre, la Cour note que la diffusion de ces propos par le biais de la radio et d’internet était susceptible de toucher un large public.
Dans ces conditions, la Cour admet que les propos litigieux doivent être regardés comme une incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste, et n’aperçoit aucune raison sérieuse de s’écarter du sens et de la portée qu’en a retenus le tribunal correctionnel dans le cadre d’une décision dûment motivée, dont les motifs ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation.
En troisième lieu, la Cour relève que le requérant a été condamné en première instance à une peine d’emprisonnement de huit mois, qui a été aggravée en appel à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis avec mise à l’épreuve.
La Cour souligne que, dans sa décision du 18 mai 2018, précitée, le Conseil constitutionnel a estimé que les peines instituées par l’article 421-2-5 du code pénal n’étaient pas, « au regard de la nature des comportements réprimés », « manifestement disproportionnées ». La Cour ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction. Elle estime que les motifs retenus pour justifier la sanction du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie du terrorisme et sur la prise en considération de la personnalité de l’intéressé, apparaissent à la fois « pertinents » et « suffisants » pour fonder l’ingérence litigieuse qui doit être regardée comme répondant, dans son principe, à un besoin social impérieux.
Enfin, la Cour souligne que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. A cet égard, elle rappelle que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement, qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression.
La Cour est consciente que le contexte, marqué par des attentats terroristes récemment commis et particulièrement meurtriers, justifiait une réponse, de la part des autorités nationales, à la hauteur des menaces que les propos du requérant étaient susceptibles de faire peser tant sur la cohésion nationale que sur la sécurité publique du pays. Toutefois, la Cour relève que la sanction infligée au requérant est une peine privative de liberté. Alors même qu’il a été sursis à l’exécution de la peine de dix-huit mois d’emprisonnement, pour une durée de dix mois, le requérant a en effet été placé sous le régime de la surveillance électronique pendant six mois et trois jours. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes dans la mise en balance qu’il leur appartenait d’exercer ne suffisent pas à la mettre en mesure de considérer qu’une telle peine était proportionnée au but légitime poursuivi.
Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant que constitue la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en ce qui concerne la lourdeur de la sanction pénale infligée.
Satisfaction équitable (Article 41)
La Cour dit que le constat de violation de la Convention constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant et que la France doit verser au requérant 15 000 euros (EUR) pour frais et dépens.
Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . Pour s’abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s’inscrire ici : www.echr.coe.int/RSS/fr ou de nous suivre sur Twitter @ECHR_CEDH.
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La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. »