(Un édito de Jacques Attali)
Parmi les mille et unes formes de vandalismes qui touchent aujourd’hui la France, dans laquelle on s’attaque indistinctement à des magasins et des abribus, des banques et des préfectures, des commissariats et des églises, il en est une qui mérite qu’on s’y arrête particulièrement, parce qu’elle est toujours révélatrice de bien plus qu’elle-même : l’antisémitisme.
Dans l’Histoire, cette monstruosité a pris mille formes. Avant l’empire romain, l’antisémitisme était fondé sur la méfiance à l’égard du seul peuple monothéiste, qui refusait d’intégrer les autres dieux dans son panthéon, et qui prétendait que son Dieu était aussi le seul Dieu de tous les autres peuples, sans pour autant vouloir le leur imposer par la force.
Avec l’Empire romain, (et après une courte période pendant laquelle ils ont partagé leur martyr avec les Chrétiens), les Juifs se sont vus accusés de déicide et mis à l’écart de toute vie commune, à moins d’abjurer. Les accusations ont redoublé au Moyen Orient, quand ils n’ont pas voulu rejoindre la nouvelle religion monothéiste, l’Islam.
Quand commença le deuxième millénaire, (et que l’économie, se réveillant, eut besoin de liquidité, en Islam d’abord, puis en Europe chrétienne), on leur a imposé la fonction de préteur, puisque leur foi ne leur interdisait pas de faire crédit ; ils furent donc incités à venir s’installer chez les emprunteurs à condition d’être tous préteurs, en plus de leur métier. Médecin et préteur ; menuisier et préteur. Naturellement, on les a détestés de nouveau, cette fois ci pour avoir un excellent prétexte pour ne pas les rembourser. Luther et Calvin sont venus rajouter leur fiel à ceux des prêcheurs antérieurs et des emprunteurs ingrats.
Quand, au 19ème siècle, enfin autorisés à entrer dans le monde laïc, et admis dans les universités, dans les écoles de musique et de peinture, dans les industries, les partis politiques, les laboratoires, les hôpitaux, ce sont leurs nouveaux talents, dans ces domaines qu’on a commencé à jalouser et détester. On y a ajouté alors la folle accusation de maitriser en secret le monde, et de le manipuler dans son seul intérêt.
Toutes ces formes d’antisémitismes se sont alors mêlées, pour culminer dans l’Affaire Dreyfus, grand moment de vérité, où la victoire du droit et de la justice fut à l’honneur de la France. On connait la suite, et les horreurs du 20ème siècle. Auquel se sont ajoutés ensuite, pour certains, la haine de l’Etat d’Israël, et pour d’autres une hostilité à la politique de tel ou tel de ses gouvernements.
Aujourd’hui, toutes ces perversions existent encore. Plus ou moins cachées, plus ou moins latentes. Plus ou moins mêlées. Et l’anonymat permet à des vandalismes physiques ou virtuels de les exprimer autrement qu’auparavant ; tout aussi violemment.
L’Histoire, toute l’Histoire, nous apprend que l’antisémitisme fleurit, sous une forme ou une autre, dans une société qui n’est pas à l’aise avec elle-même, où la réussite est ressentie comme illégitime, et où bien des gens ont intérêt à inventer des boucs émissaires pour faire oublier leur responsabilité dans leur propre échec, ou dans celui de leur collectivité.
Tel est à mon avis le vrai sens de l’antisémitisme d’aujourd’hui : dans une démocratie de marché pervertie, où il n’y a plus, à l’échelle mondiale, ni vraie démocratie ni vrai marché, mais quelque chose comme une ploutocratie soumise à quelques firmes géantes, et à des technologies aliénantes, la tentation est grande, pour des citoyens conscients de ne plus être maitres de leur destin, de chercher des coupables là où on peut les désigner ; et pas là où ils sont ; et ils sont dans des mécanismes, pas dans des personnes.
L’antisémitisme est plus que jamais le signe barbare d’une société à la dérive, qui doit refonder ses procédures, recréer sa légitimité, faire en sorte que les fortunes soient justifiées, que les positions publiques soient méritées, que les plafonds de verre soient détruits. Ce qui n’a aucun rapport avec le statut d’une communauté particulière, dont les membres ont des opinions et des statuts très divers.
Combattre cette lèpre n’est donc pas seulement de l’intérêt des Juifs, victimes collatérales d’une société malade, mais de l’intérêt de tous les autres citoyens ; pour que, en défendant les libertés et les droits de chacun, en se focalisant sur les vrais enjeux, chacun s’efforce de réussir sa vie, de devenir lui-même et fasse surgir une société démocratique, honnête et équitable, pour les vivants d’hier, d’aujourd’hui et de demain.