(Jacques Attali, économiste et philosophe français)
Beaucoup de gens pensent qu’une vie humaine n’a pas à avoir d’autre sens, d’autre but, que de viser à être le plus heureux possible. S’ils y parviennent, ils se prélassent dans un bonheur égoïste, hérité, ou construit ; s’ils n’y parviennent pas, ils prétendent que leur situation sociale leur a interdit de penser à autre chose qu’à survivre.
D’autres pensent au contraire qu’une vie n’a de raison d’être que si elle est utile aux autres, si elle apporte quelque chose au monde.
Pour moi, la recherche du bonheur personnel ne peut suffire à justifier une existence. La preuve en est que le monde ne serait pas pire si cette personne, aussi heureuse soit-elle, n’avait pas existé ; il serait même meilleur, si ce bonheur individuel s’est construit sur le malheur, ou l’exploitation, d’un ou plusieurs autres humains.
L’altruisme me semble même constituer un bon critère de vie réussie, le seul même qui vaille : une vie n’est réussie que si le monde est, après elle, minusculement meilleur que si cette vie n’avait pas existé.
Autrement dit encore, une vie qui n’apporte rien à autrui n’est pas nécessaire ; ou encore : réussir sa vie suppose d’être altruiste.
Parmi ceux qui cherchent ainsi à donner du sens à leur vie, beaucoup le cherchent en vain, parce qu’ils ne trouvent jamais d’occasion d’être utile ; certains y renoncent alors et se réfugient dans une misanthropie consolatrice. D’autres trouvent ce sens, et réussissent leur vie en transmettant ce qu’ils savent, pendant de longues années à leurs enfants, ou en enseignant, en soignant, en aidant, en créant, en innovant, en inventant, en transmettant, des années durant.
Certains font plus vite encore, quand les hasards de l’Histoire les mettent en situation d’accomplir, en quelques jours, en quelques heures même, un exploit majeur qui justifie à lui tout seul leur passage sur cette Terre.
C’est le cas des 400 pompiers qui ont été en situation d’éviter la destruction totale de Notre Dame de Paris, et de tous ceux qui les ont appuyés de leurs conseils, de leurs instructions, de leurs équipements. Quoiqu’ils fassent du reste de leurs vies, ces gens-là pourront se dire : ma vie a été utile à l’humanité.
Cela ne leur est pas arrivé par hasard : Ils ont choisi d’emblée une vie fondamentalement dévouée au bonheur commun, pendant laquelle la probabilité était très grande de se trouver en situation, au moins une fois, d’être altruiste.
Pour autant, risquer sa vie pour des causes qui vous dépassent n’est pas la seule façon de réussir sa vie. Être altruiste n’exige pas de prendre le risque de mourir ; cela exige seulement de faire passer son propre bonheur après celui d’autrui ; ou, mieux encore, de trouver son bonheur dans celui d’autrui.
Y parvenir exige de mener deux combats intérieurs à la fois : le premier vise à chercher, au plus profond de soi, ce qui constitue l’essence de sa personnalité, de son unicité et de sa réalisation, dans un « devenir soi » radical. Le second consiste à en déduire comment ce « devenir soi » personnel peut être mis au service du « devenir soi » des autres.
C’est dans cette double quête qu’une vie prend du sens. Et c’est en la favorisant, par l’école, et par toutes les aides possibles, qu’une nation crée un projet commun, faisant de la réalisation de soi la condition de la construction, et de la protection d’un patrimoine commun.