(Une analyse de Kareem Salem)
Depuis octobre 2019, l’Irak est secoué par des manifestations populaires sans précédent réclamant la chute du gouvernement irakien et la fin de l’influence iranienne, notamment sur les questions politiques et économiques. La colère de la rue est si forte que les manifestants ont tenté d’incendier le consulat iranien à Karbala (Malbrunot 2019). Face à la colère croissante, l’État irakien n’a pas été en mesure de désamorcer la crise. Pour tenter de réduire l’expression démocratique des manifestants, les forces de sécurité ont intensifié la répression en tirant à balles réelles, tuant au moins cinq personnes, selon Reuters le 4 novembre 2019.
Pour le régime iranien, les manifestations en Irak menacent ses intérêts stratégiques. Les relations étroites entre l’Iran et l’Irak permettent à l’État iranien de maintenir l’économie iranienne en marche (Kodmani et Alonso 2019). Il est donc nécessaire d’analyser plus en détail si la population irakienne parviendra à mettre fin à l’influence iranienne en Irak.
L’influence iranienne en Irak : une priorité sécuritaire et économique pour l’État iranien.
La chute du régime de Saddam Hussein en 2003 a permis à l’État iranien de construire son influence sur la scène politique irakienne. Pour le régime iranien, il était important de déployer leurs efforts dans la construction d’un État fédéral irakien qui serait soumis à l’influence iranienne parce que l’Iran ne pouvait pas se permettre qu’un nouveau régime de confession sunnite prenne le pouvoir et menace la souveraineté de l’Iran (Eisenstadt, Knights et Ali 2011 : 2). L’ascension subséquente des partis chiites dans les institutions politiques irakiennes comme le Conseil suprême islamique irakien et le Parti islamique Darwa, dans lequel de nombreux membres de ces partis avaient noué des relations de confiance avec les autorités iraniennes pendant leur exil de la scène politique irakienne sous le régime de Saddam, notamment l’ancien ministre de la justice, l’Ayatollah Shahroudi et l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, ont donné à l’Iran une occasion unique de développer des relations solides avec la classe politique irakienne (Coville 2017 ; Nader 2015 : 2). L’État iranien a ainsi pu asseoir son contrôle dans de nombreux secteurs importants tels que les transports, l’électricité ainsi que le secteur pétrolier et gazier (Djalili et Kellner 2012 : 524 ; Djalili et Kellner 2012). Entre mars 2018 et mars 2019, les exportations iraniennes vers l’Irak ont été estimées à 9 milliards de dollars, un montant important pour un pays soumis à des sanctions économiques américaines (Therme et Alsairafi 2019).
Les réseaux islamistes chiites irakiens au cœur de la politique étrangère iranienne
La dépendance du gouvernement chiite irakien vis-à-vis du soutien politique et économique iranien a permis à la République islamique d’inclure l’Irak dans sa politique panchiite, qui s’étend de l’Iran au Liban en passant par la Syrie, le Yémen, le Bahreïn et l’est de l’Arabie saoudite (Louër, 2009). La République islamique entretient des relations étroites avec les mouvements islamistes chiites de ces pays, dans lesquels l’Iran transfère des armes qui sont utilisées pour promouvoir les intérêts stratégiques iraniens. En 2018, le régime iranien aurait transféré au Hezbollah irakien des missiles de courte portée capable d’atteindre le royaume saoudien (Malbrunot 2019). Cette milice a été accusée cette année en mai d’avoir lancé des drones contre un oléoduc saoudien (Malbrunot 2019).
Les liens étroits entre les milices pro-iraniennes d’Irak et le régime iranien permettent également à la République islamique de poursuivre sa politique hostile à l’égard d’Israël. En cas de nouvelle guerre entre le Hezbollah libanais et Israël, le régime iranien pourrait bien utiliser les bases militaires des milices pro-iraniennes d’Irak pour lancer des missiles contre l’État hébreu (Arefi 2019). Cette perspective est à craindre puisque le régime iranien ne permettrait pas qu’un allié aussi important dans la promotion des valeurs de la Révolution islamique au Liban et dans la région ne soit pas soutenu dans une guerre contre Israël. En effet, les forces du Hezbollah libanais ont joué un rôle important dans le maintien au pouvoir du régime de Bachar el-Assad pendant la guerre civile syrienne, qui pour l’Iran est un allié clé dans le transfert d’armes iraniennes au Parti de Dieu libanais (Berger 2017 : 41 ; Wastnidge 2017 : 151).
Perspective
Après plus d’un mois de manifestations, les manifestants irakiens restent déterminés malgré les arrestations et les enlèvements. L’Irak connaît une situation sans précédent, pour la première fois depuis la chute du régime de Saddam, les communautés chiites appellent à la fin du système sectaire et à l’influence iranienne dans les questions internes de l’Irak. Pour le Guide suprême iranien, la mobilisation irakienne est agitée par des puissances occidentales et régionales comme les États-Unis et l’Arabie saoudite (Filiu 2019 ; Fassihi 2019). Le problème avec une telle analyse est que le Guide suprême iranien néglige que ce sont les communautés chiites qui protestent contre l’influence iranienne et non les communautés sunnites.
Selon la théorie néoréaliste des relations internationales, les États s’efforcent toujours de maximiser leur pouvoir afin de gagner en sécurité et de protéger leurs intérêts stratégiques. Pour le régime iranien, le soutien aux groupes paramilitaires locaux est essentiel pour mettre fin au mouvement populaire qui menace les intérêts économiques et sécuritaires de l’Iran. Selon une enquête de l’agence de presse Reuters (2019), des groupes paramilitaires proches du régime iranien déploient des snipers lors des manifestations qui ont fait de nombreuses victimes depuis le début du mouvement populaire. Le régime iranien est donc prêt à tout pour mettre fin aux manifestations, il est essentiel que les États-Unis saisissent cette occasion pour soutenir les manifestants qui ne parviendront pas seuls à mettre fin à l’influence du régime iranien en Irak.