Dans une étude publiée ce 25 juin sur son site officiel et intégralement lue par Lecourrier-du-soir.com, l’institut Jean Jaurès a fait part de ses inquiétudes suite à l’abstention record (66,72%) notée lors du premier tour des élections législatives du dimanche dernier. L’institut tire la sonnette d’alarme et conclue que « la démocratie française est en péril »
Lecourrier-du-soir.com vous propose la lecture intégrale de l’étude en question.
Excellente lecture!
« Le dimanche 20 mai 2021, lors du premier tour des élections régionales et départementales, deux Français sur trois ont décidé de s’abstenir. Quel sens donner à ce désengagement massif des citoyens français ? Que vient traduire cet abstentionnisme de plus en plus en plus marqué ? De quelles solutions disposons-nous pour en venir à bout ? Et, enfin, quelles conclusions politiques peut-on tirer de cette élection en vue de la prochaine présidentielle ?
S’il était anticipé que cette élection serait marquée par une abstention plus importante que lors des précédentes élections régionales de 2015, la chute vertigineuse de la participation en l’espace de six ans (-16 points) a constitué une sorte de séisme au sein de l’univers politique et médiatique.
I – LES LOGIQUES SOCIALES DE L’ABSTENTION
Les enquêtes réalisées le jour du vote par différents instituts sont révélatrices des logiques sociales du vote et confirment les nombreux travaux qui pointent les profondes inégalités face à la participation électorale. En consultant ces enquêtes, on apprend ainsi que les hommes ont davantage participé que les femmes (38 % des électeurs ont participé contre 26 % des électrices), que les titulaires d’un diplôme de bac+2 ont davantage participé (+10 points par rapport aux autres), que les catégories supérieures ont été plus nombreuses à se rendre aux urnes que les personnes appartenant aux catégories populaires (47 % de votants chez les cadres contre seulement 23 % chez les ouvriers). On observe également un gradient très net de la participation avec le revenu : 84 % des personnes vivant dans un foyer avec moins de 1000 euros par mois ont été abstentionnistes, contre seulement 54 % des personnes vivant dans un foyer avec plus de 3500 euros par mois de revenu (une différence colossale de 30 points). Le degré de participation varie aussi en fonction de la situation immobilière, les locataires étant plus abstentionnistes que leurs propriétaires. C’est dire si les élus régionaux représenteront avant tout les préférences politiques des citoyens les plus pourvus, notamment économiquement. Enfin, la pratique religieuse catholique, une « variable lourde » du vote, conduit aussi à davantage participer au rituel du vote républicain (76 % de votants chez les pratiquants réguliers, contre seulement 41 % chez les pratiquants occasionnels, soit un différentiel de 25 points). Quant aux sans religion, ils se tiennent aussi loin de Dieu que des urnes (29 % de votants).
Les logiques générationnelles ont également joué à plein lors de ce scrutin. Plus l’électorat est jeune, plus l’abstention a été forte, si bien que ce n’est que 16 % des 18-24 ans et 19 % des 25-34 ans qui se sont déplacés lors de ce premier tour. Même si l’abstention des plus de soixante-cinq ans a été forte (47 %), elle est sans commune mesure avec ce que l’on a pu observer au sein des jeunes générations.
Plus que jamais, ce scrutin met ainsi au grand jour la logique de vote intermittent propre aux jeunes générations. Si celles-ci conservent un fort intérêt pour l’élection présidentielle, elles se démobilisent néanmoins massivement – et de plus en plus – lors des élections intermédiaires. En effet, d’après les calculs du politiste Vincent Tiberj, les déséquilibres d’âge dans les urnes à ces élections régionales aboutissent clairement à surreprésenter certaines générations au détriment d’autres. Ainsi, les soixante-cinq ans et plus pèsent dans les urnes 1,4 fois leur poids dans la population, quand les moins de trente-cinq ans pèsent deux fois moins que leur poids démographique. L’attitude à l’égard du vote comme étant un droit ou un devoir est révélatrice de ces différences générationnelles : les personnes pour qui le droit de vote est un devoir ont été une sur deux à s’abstenir (50 %), alors que l’abstention concerne 80 % de celles pour qui voter est d’abord un droit. Ces écarts générationnels se répercutent aussi dans les préférences électorales et conduisent à un survote pour les partis de droite classique : s’agissant du vote en faveur des listes de la droite modérée, près d’un électeur sur deux (45 %) a en fait plus de soixante-cinq ans.
II – UNE MOBILISATION DIFFÉRENTIELLE
Dans la mesure où des facteurs sociaux ont été déterminants dans la participation ou non à l’élection, cela s’est traduit par une mobilisation différentielle des électorats. Les graphiques ci-dessous essayent, à partir d’une analyse écologique en fonction des résultats électoraux à la dernière élection présidentielle dans la plupart des communes françaises métropolitaines, d’observer les effets de sur-mobilisation ou de sous-mobilisation en fonction des électorats. Toutefois, une telle analyse se risque à l’erreur écologique : déduire des comportements individuels à partir de données recueillies à un niveau agrégé peut conduire à inférer. Il est toutefois possible de tester l’hypothèse selon laquelle la participation électorale aurait plus reculé dans les fiefs de la droite radicale, de la droite modérée, du centre ou de la gauche entre le premier tour de la présidentielle de 2017 et le premier tour des régionales de 2021.
III – QUEL SENS DONNER À L’ABSTENTION ? PROTESTATION ÉLECTORALE OU FRANCE QUI S’EN FOUT ?
Rapidement, deux « thèses » se sont opposées parmi les commentateurs politiques au sujet de l’abstention record enregistrée le 20 juin dernier : certains entrevoient une France en révolte, qui ferait « la grève des urnes », tandis que, pour d’autres, l’abstention massive serait le signe d’une France désabusée par la politique et qui n’éprouverait pas ou plus la nécessité de voter pour exprimer sa colère. Or, à nos yeux, ces deux explications ne sont pas mutuellement exclusives et se complètent plutôt assez bien d’autant qu’elles concernent des groupes d’électeurs différents. L’abstention est un phénomène complexe à bien des égards et il existe forcément une forte hétérogénéité des facteurs poussant à s’abstenir quand près des trois quarts du corps électoral ne se sont pas rendus aux urnes.
IV – QUEL SENS DONNER À LA PARTICIPATION ET AUX RÉSULTATS ET QUE NOUS DISENT-ILS DU RAPPORT DE FORCE NATIONAL ?
Si l’analyse agrégée de la participation électorale et les données issues des enquêtes nous en apprennent davantage sur les ressorts de cette abstention massive, pour ceux d’entre eux qui se sont rendus aux urnes, quel sens ont donné les électeurs à leur participation électorale ?
V – COMMENT SORTIR DE L’IMPASSE ABSTENTIONNISTE ?
L’abstention sape en profondeur la légitimité des gouvernants dans les systèmes démocratiques. Celle-ci apparaît fragilisée par une défiance politique de plus en plus marquée de la part de citoyens désenchantés. Les plus défiants sont incontestablement les plus abstentionnistes : 78 % de ceux qui refusent de se faire vacciner se sont abstenus, contre 64 % de ceux qui le sont ou en ont l’intention. Sur le long terme, l’abstention est une gangrène qui mine directement la légitimité des représentants. Sur le court terme, elle questionne sur l’issue des prochains scrutins : que se passera-t-il, en effet, l’année prochaine aux élections législatives si celles-ci sont marquées par une forte abstention, prolongeant les dynamiques observées depuis ces deux dernières décennies ? Le président élu pourra-t-il compter automatiquement sur une majorité quand son électorat est aussi démobilisé lors des élections intermédiaires ? On le voit, la fatigue démocratique perturbe facilement les grands équilibres, précaires, dans lesquels est bâtie la Ve République.