Eiffage, Auchan, Air France… Les scandales concernant la mainmise des entreprises françaises au Sénégal se poursuivent et attirent les foudres du collectif France Dégage. Un partenariat gagnant-gagnant est pourtant possible
Comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron avait promis la fin de la « Françafrique ». Il n’y a plus de « politique africaine de la France », avait déclaré le jeune président lors de sa visite au Burkina Faso en novembre dernier. Les étudiants burkinabés auxquels il s’adressait ne pouvaient qu’approuver son discours. Il est grand temps d’en finir avec ces « réseaux de domination qui ont duré plus longtemps que la période de la colonisation et se sont étendus dans les premières années de l’indépendance », selon la définition que Lionel Zinsou, ancien premier ministre du Bénin, donne de la Françafrique.
Mais voilà que les Africains, et en particulier les Sénégalais, commencent à douter de la détermination de la France à renoncer aux relations de néo-colonialisme qui prolongent la dépendance de tout un continent au profit des grandes entreprises françaises.
Comme le souligne La Tribune, ces dernière n’ont en effet rien à craindre. « Des services financiers en passant par l’immobilier, le commerce et services, l’industrie, le transport et la distribution automobile, l’eau, la construction, les télécoms et l’informatique… Les Français sont presque partout au Sénégal » !
« Le plus gros scandale financier depuis l’indépendance du Sénégal »
Et cela se voit. Pour se rendre au palais de la République lors de leur visite à Dakar en février, Emmanuel et Brigitte Macron ont dû traverser des rues « qui ont pour nom : André Peytavin, Jules Ferry, Albert Sarault, Georges Pompidou, Carnot, Charles Mangin, Armand Angrand, Félix Faure, Alfred Goux, William Ponty… ». Autant de « stigmates de la colonisation » qui rappellent à tous les Sénégalais que les intérêts de l’Hexagone sont bien protégés dans leur pays.
Mais la mainmise n’est pas que symbolique. Le scandale Eiffage Sénac démontre également jusqu’où peuvent aller les grands groupes français dans les exploitations des ressources du pays. Ainsi, alors même que le groupe n’a pas financé l’autoroute à péage Dakar-Diamniadio, il a pourtant bénéficié d’un contrat de gestion de 30 ans. Il s’agit du « plus gros scandale financier depuis l’indépendance du Sénégal » explique Cheikh Yérim Seck, journaliste d’investigation.
« Je passe sur le montage du projet qui a occasionné le vol d’au moins 37 milliards de francs CFA du Sénégal par Gérard Sénac qui n’a pas investi un seul penny. Ce businessman a construit l’autoroute avec au maximum 50 des 87 milliards que l’État lui a remis et a fait main basse sur le reste, explique le journaliste dans une lettre adressée à Macky Sall. « C’est le Trésor public sénégalais qui l’a fait à sa place. Après n’avoir rien financé, cette entreprise s’est vu accorder l’exploitation de l’autoroute pour 30 ans, soit la durée maximale ».
Le beurre, et l’argent du beurre.
« Ils vont nous détruire »
Le groupe de distribution ne s’en cache pas, et promet de vendre « Moins cher tout le temps » ! Or, c’est ainsi qu’« ils vont nous détruire. On ne peut pas se battre avec quelqu’un qui a un fusil. Si nous, on ne vend plus, où est-ce qu’on va partir ? Nos enfants, comment ils vont faire ? Qui va nous donner à manger ?, se désespère une militante panafricaniste pour qui la stratégie d’Auchan représente une concurrence directe contre « nos mamans qui sont très, très pauvres ».
Si le cas Auchan inquiète, c’est parce que ce n’est pas la première fois qu’une entreprise française règne en situation de monopole sur le pays. Ainsi, avant l’arrivée de Corsair en 2012 (qui verra les billets baisser de 33% en deux ans), les Sénégalais devaient composer avec la compagnie nationale française et ses prix exorbitants. « La compagnie Air France avait presque le monopole des voyages au Sénégal. » avait expliqué Ibrahima Dia, un agent de comptoir d’Azur Voyage pour le Soleil. « Elle faisait tout ce qu’elle voulait. Nous, les agences, nous étions fatigués. Avant, nous avions une commission de 9 %, mais du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvés avec 1 % de commission… »
La méthode n’est pas nouvelle, elle rappelle celle utilisée chez nos voisins. Profitant de la faillite d’Air Ivoire, Air France a ainsi investi massivement dans sa successeure Air Côte d’Ivoire. Mais en faisant d’une compagnie nationale une compagnie sous tutelle et limitée aux vols régionaux (adieu le long courrier !), c’est toujours la même logique de colonialisme économique qui perdure. En sera-t-il de même avec Air Senegal, lancée en grande pompe par le président Macky Sall, alors même que ce dernier veut faire de Dakar le cœur aérien de l’Afrique francophone ?
Le Sénégal a besoin d’un partenariat gagnant – gagnant
Difficile à dire. Ce qui est certain, c’est que s’il importe de ne pas céder à l’extrémisme en rejetant les relations anciennes avec l’Hexagone, il est urgent pour les entreprises émergentes du Sénégal de ne pas se retrouver les vassaux d’une autre grande compagnie.
Il y a plus d’un demi-siècle, Aimé Césaire, ami de longue date de Léopold Senghor, avait dénoncé dans sa lettre de démission au Parti Communiste le “fraternalisme” dont pouvait faire preuve les dirigeants communistes à l’endroit des pays en voie de décolonisation. “(…) Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès. Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus. Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre.”
Rappelons-nous des sages paroles de Césaire et voyons plus loin. Le Sénégal moderne attend de la France qu’elle honore sa promesse de construire des rapports égalitaires avec le pays. Pas qu’elle ne prenne d’une main, parfois rude, la deuxième économie de l’Afrique de l’Ouest dans une direction qui n’avantage guère cette dernière.
Cet article est une contribution d’Adama Kande, basé à Paris