Le philosophe camerounais, Achille Mbembe, a accordé une interview exclusive au journal Le Monde. L’intellectuel africain y aborde plusieurs questions, notamment la FrançAfrique qui occupe une place de choix dans le débat politique africain
Excellente Lecture!
Ces dernières années, plusieurs pays européens ont présenté leurs excuses pour des crimes perpétrés dans leurs anciennes colonies, à l’image de l’Allemagne qui vient d’admettre avoir commis un génocide en Namibie entre 1904 et 1908 contre les communautés herero et nama. Comment analysez-vous cette tendance ?
L’Europe a longtemps tardé à reconnaître qu’il y a une part d’elle-même qui vient d’ailleurs. Intégrer cette part dans son récit propre ne diminue en rien la portée et les significations de l’identité européenne. Bien au contraire, une telle reconnaissance en accroîtrait le potentiel d’universalité. Comme tout récit identitaire, le sien a une part de nuit, comme en témoignent des crimes historiques tels que l’esclavage, l’Holocauste, le colonialisme et les génocides. Cette part de nuit, elle doit l’assumer en vérité. Et il est du devoir de l’humanité de le lui rappeler constamment.
Les descendants herero et nama ont rejeté l’offre allemande de compensation (le versement de 1,1 milliard d’euros à la Namibie) car ils affirment avoir été écartés des négociations. Est-ce l’une des limites de la politique de compensation ?
Il y a là un débat éthique. Toute réparation doit-elle avoir une dimension financière ? Si oui, quel est le prix d’une vie ? Que vaut 1,1 milliard d’euros par rapport aux 70 000 morts de l’époque et à la réduction drastique d’une population (de 40 % en 1904 à 7 % aujourd’hui) ? Suggère-t-on qu’une fois ces montants versés, la faute est expiée ? Que le crime n’existe plus ? Qu’il n’y a plus aucune forme d’obligation de l’Allemagne envers la Namibie ? Derrière la compensation se pose la question de la dette de vie et du lien humain. Comment répare-t-on des liens humains qui ont été à ce point détruits ? Ce questionnement est fondamental, sinon l’addition n’en vaut pas la peine.
Cette question du lien se pose aussi dans les relations tumultueuses et violentes entre la France et les Africains qu’elle a colonisés…
Absolument. La France et ses anciennes colonies d’Afrique doivent à présent se demander s’ils veulent entretenir un lien. Si oui, de quelle sorte et sur la base de quelles valeurs partagées ? Peut-être que certains Africains ne souhaitent plus aucun lien avec la France. Mais qu’est-ce que cela veut dire au regard de la seule tâche qui vaille en ce siècle, à savoir réparer la planète et renouer avec l’ensemble du vivant ?
Dans le cas du génocide herero et nama, l’Allemagne refuse de parler de réparations. Pourquoi, selon vous ?
L’Etat allemand et bon nombre de ses élites estiment que l’aveu de tout crime autre que l’Holocauste porterait en lui le danger de sous-estimer ce monstrueux événement. Parmi les franges les plus réactionnaires de l’opinion, les choses sont bien plus compliquées encore. Tout se passe paradoxalement comme si avoir commis le crime le plus monstrueux de l’histoire humaine conférait a posteriori à ce pays un privilège moral sans bornes. On utilise l’Holocauste pour se prévaloir d’une arrogance et d’une supériorité éthique qui justifie ce que l’on pourrait appeler le racisme des mémoires. Celui-ci s’exprime de différentes manières. L’une d’elles consiste à prétendre que la colonisation fut une œuvre civilisatrice. Si dette il y a, c’est celle que doivent les primitifs à ceux qui leur apportèrent les lumières. Et au regard des lumières de la civilisation européenne, que peuvent bien valoir quelques dizaines de milliers de vies herero et nama ?
Peut-on réparer des crimes commis par nos ancêtres ?
Certains crimes sont irréparables. Et pour les survivants ou leurs descendants, il faut apprendre à vivre avec ces pertes, pour autant qu’un tel apprentissage soit possible. De leur côté, les bourreaux et leurs descendants ont beau nier toute culpabilité ou manifester leur refus de se repentir, il n’en reste pas moins que, à la manière de Caïn, ils ne se déroberont jamais à l’œil de la vérité. Ce qui lie les générations, c’est la dette de vie, de vérité et de mémoire. C’est en raison de cette triple dette que nous ne sommes pas seulement responsables de ce dont nous sommes directement les auteurs. Nous sommes aussi responsables des crimes dont nous avons été les bénéficiaires. La forme suprême de la responsabilité, c’est d’assumer en toute bonne foi et de façon critique ce dont nous sommes les héritiers, en sachant que ces dettes de vie se transmettent de génération en génération.
En France, Emmanuel Macron porte une politique mémorielle intensive envers des Etats africains tout en refusant de présenter des excuses. Comment interprétez-vous sa position ?
De tous les présidents français, Emmanuel Macron est celui qui est allé le plus loin dans la reconnaissance des responsabilités de la France dans le génocide des Tutsi. C’est vrai qu’il n’a pas présenté d’excuses ni demandé pardon. Le Rwanda n’en a pas fait un préalable à la normalisation. Notons également que la politique des excuses et du pardon a aussi ses limites. Ce qui compte, c’est la vérité. De la vérité découle ensuite la responsabilité, la justice et la réparation. Les excuses n’ont aucun sens si elles n’entraînent aucune conséquence concrète pour celui qui les profère.
Paris a multiplié les gestes d’ouverture envers Alger tout en refusant de présenter des excuses malgré les demandes algériennes. Pourquoi ?
Cela tient peut-être de l’histoire de l’Europe, de sa peur atavique de la guerre civile. Depuis les Grecs, la culture politique occidentale est marquée par une peur originelle, celle du combat fratricide. Or, dans le cas algérien, la France s’est retrouvée au bord de la guerre civile. La perte de ce territoire, français pendant cent trente-deux ans, a été vécue par beaucoup comme une amputation. Ce spectre n’a pas fini de hanter la nation française. Des actes, même symboliques comme présenter des excuses, renvoient à cette hantise. Vient s’y ajouter le fait que le différend au sujet de l’Algérie est autant un désaccord entre la France et l’Algérie qu’entre les Français eux-mêmes.
Comment comprenez-vous l’usage de la mémoire comme arme diplomatique et d’influence pour la France en Afrique ?
Comme en 1944, alors que se profilait la fin de la seconde guerre mondiale, les relations entre l’Afrique et la France arrivent aujourd’hui à la fin d’un cycle. A l’époque, la France avait compris que le colonialisme, dans sa forme classique, ne pouvait perdurer. A la faveur de la décolonisation des années 1960, elle en changea par conséquent les apparats tout en conservant la haute main sur tout ce qui relevait des attributs régaliens ou du choix des dirigeants.
Aujourd’hui, la Françafrique est objectivement périmée. Onéreuse, inefficace et encombrante du point de vue moral, elle ne peut plus se maintenir par la seule violence. Elle est devenue un facteur d’affaiblissement de la France elle-même. A présent, la véritable question n’est plus de savoir s’il faut ou non sortir de la Françafrique mais de comprendre par quoi la remplacer. C’est le défi historique auquel font face Emmanuel Macron et l’avant-garde africaine. Dans ce contexte, la politique mémorielle ne peut être utilisée comme un instrument du soft power. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle éthique de la mémoire. Il s’agit d’identifier ce que l’on ne tient plus à répéter, et de s’entendre sur les valeurs à partir desquelles l’on espère reconstruire ensemble un monde commun et vivant.
Miser sur la politique mémorielle n’occulte-t-il pas la persistance de relations asymétriques entre la France et ses anciennes colonies ?
La politique mémorielle est l’un des éléments de l’aggiornamento en gestation mais elle n’est pas la seule. Sur le plan économique, la France ne cherche plus à se recroqueviller sur le pré carré. Elle ne cherche pas non plus à reproduire, dans les parties anglophones ou lusophones du continent, le type de relations qu’elle a longtemps entretenues avec ses anciennes colonies. Un autre modèle se cherche. Dans les ex-pays colonisés, la rupture doit l’emporter sur la continuité. Mais cela est une question de rapport de force. Les choses sont par ailleurs compliquées à partir du moment où on fait de l’islamisme l’ennemi principal et existentiel, et où l’on considère l’Afrique, du Sahel à la mer Rouge en passant par le bassin du lac Tchad, comme le nouvel épicentre de la lutte contre le djihadisme. Mais s’appuyer sur des « hommes forts » n’engendrera pas stabilité et sécurité. Il faut investir dans des institutions et dans des acteurs nouveaux.
La Chine tire aussi son épingle du jeu en se présentant comme un partenaire qui n’a pas de passif colonial en Afrique, donc pas de crimes à reconnaître…
La Chine se targue en effet de ne pas avoir colonisé les Africains. Cependant, elle est devenue l’un des principaux créditeurs du continent. Les dettes que nous lui devons sont colossales. Ainsi, de petits pays mettent en gage leurs ressources naturelles pour rembourser toutes sortes de prêts toxiques dont les montants n’ont fait l’objet d’aucun débat public. Il n’est pas certain qu’à la longue le pari chinois se révèle être le pari gagnant.
Récemment, des chercheurs français ont répertorié les noms des bénéficiaires de l’indemnité coloniale versée après l’abolition de l’esclavage en 1848. Cela peut-il pacifier des mémoires antagonistes ou au contraire renforcer les clivages ?
Ce travail est remarquable. Plutôt que de parler de « pacification des mémoires », réfléchissons en termes de solidarité des mémoires de la souffrance humaine au sens universel et générique. Chaque humain massacré, chaque culture détruite, y compris la vie des espèces non humaines, nous implique. Nous avons besoin non de pacifier les mémoires mais de faire de la place à chaque mémoire, y compris celles qui ne sont pas directement les nôtres. C’est en communiant aux souffrances de toute l’humanité que cette solidarité prendra forme et que chaque mémoire aura droit au souvenir.
C’est la raison pour laquelle il faut cesser de lier les luttes pour la mémoire aux luttes pour l’identité comprise comme différence insurmontable. Là où la colonisation, l’esclavage, le sexisme nous ont trop longtemps divisés, nous devons remplacer la politique de la différence par la politique de l’en-commun. Comment réarticuler les mémoires des souffrances humaines afin qu’elles deviennent toutes des éléments fondamentaux pour rebâtir le monde en commun ? Tel doit être, à mon avis, le projet.