(Une analyse de l’économiste, Jacques Attali)
« Dans ce monde chaotique, fou, violent, incertain, où un nombre incroyable de paramètres interfèrent pour former une situation, sans cesse fluide, incertaine, la plupart des gens ont renoncé à prévoir quoique ce soit. Et en particulier, il est difficile de prévoir le résultat final des manifestations en cours, dans des pays aussi différents que la France, l’Algérie, ou le Venezuela.
D’abord, évidemment, la première est une démocratie, avec bien des lacunes, certes, mais une démocratie ; alors que les deux autres ne le sont pas. Ce qui devrait conduire à des résultats radicalement différents : dans une démocratie, il n’appartient pas à une manifestation de renverser un gouvernement.
Donc, en France, la réponse aux manifestations est d’abord dans les urnes, aux dates prévues pour cela. Et il appartient au gouvernement français de créer les conditions pour que la sortie du « grand débat » y prépare. Sans craindre de décevoir, car on connait à l’avance, quelles que soient les décisions qui seront annoncées, les réactions des uns et des autres : certains applaudiront, d’autres crieront que ce n’est pas assez, d’autres répèteront que seules de nouvelles élections présidentielles, ou un changement de constitution, satisferont leur appétit de pouvoir. Tout cela est déjà écrit, et ne doit pas influer sur la volonté d’un gouvernement légitime d’appliquer le programme pour lequel il a été élu.
Qu’on m’entende bien : bien des aspects du programme de ce gouvernement ne me conviennent pas. Il y manque à mon avis de très nombreuses dimensions de justice sociale et environnementale. Mais, il n’empêche, ce gouvernement a été élu légitimement ; il est en droit d’appliquer son programme. Et s’il peut l’amender pour entendre les colères justes qui se sont exprimées ces derniers mois, ce serait encore mieux.
Tandis que, dans une dictature, la rue peut, doit, renverser le régime et imposer la démocratie. Elle doit, mais elle y réussit très rarement.
D’abord, il faut se souvenir que, dans bien des cas, ce n’est pas la rue qui a fait tomber une dictature : ce n’est pas la rue qui a mis fin à l’Union Soviétique, mais les décisions de Gorbatchev. Ce n’est pas la rue qui a mis fin à la dictature hitlérienne, mais les armées alliées d’alors.
Ensuite, il faut se souvenir que, quand la rue, ou des armées étrangères, mettent fin à une dictature, cela peut produire le pire, comme ce fut le cas en Egypte, en Irak, en Libye. Et, antérieurement, en Europe de l’Est, quand Staline y a remplacé Hitler.
Au total, qu’il s’agisse de manifestations dans une démocratie ou dans une dictature, le résultat est d’autant plus heureux que ceux qui ont le pouvoir, ou le prennent, ont une idée claire, réaliste, démocratique, de ce qu’il convient de faire pour répondre à la colère de leur peuple, en respectant les points de vue minoritaires.
Et bien des révolutions ont avorté pour n’avoir eu comme seule ambition que le départ d’un tyran. Il est donc urgent, partout où la colère gronde en ce moment, (et peu de pays en sont privés), de préparer une réponse démocratique, cohérente et complète à ces colères, sans pour autant oublier les enjeux du long terme, qui ne sont que trop rarement les sujets des manifestations : on ne s’occupera sérieusement du climat que quand des manifestations monstres mettront en accusation les entreprises qui polluent, les syndicats qui s’en désintéressent, les gouvernements qui s’en moquent. Et quand ceux qui aspireront à gouverner le feront au nom des générations futures. On en est encore loin. »
Une analyse du politologue et économiste, Jacques Attali
L’analyse a été publiée sur le site de l’Express ce 10 mars 2019