(Une analyse de Jacques Attali publiée ce samedi 11 mai sur le site de L’Express)
« Tous les pays d’Occident, la France en particulier, et bien d’autres pays du monde, sont au bord de révolutions brutales, dont les conséquences seront désastreuses pour des décennies ; ou très positives, si on sait les anticiper et régler intelligemment à l’avance les contradictions qu’elles traduisent.
Une révolution (je ne parle pas ici de révolutions scientifiques, artistiques, intellectuelles, toujours bienvenues ; mais de révolutions politiques) se déclenche toujours quand un régime ne sait plus assurer à ceux qu’il prétend servir le bien-être auxquels ils estiment avoir droit, et quand il ne fait plus assez peur pour se maintenir par la force. Alors, les révoltes deviennent des révolutions.
Ces révolutions commencent par inspirer des espoirs fous, dérapant souvent ensuite dans des dérives sanglantes, entraînant des contrerévolutions plus sanglantes encore ; jusqu’à ce que, des années, ou des décennies plus tard, les ambitions de la révolution initiale soient retrouvées, et ses idéaux servis, dans un contexte raisonnable et équilibré.
Rares sont les peuples qui ont réussi à faire l’économie de la révolution et de la contrerévolution, pour en arriver directement au régime le plus réaliste, conciliant le souhaitable et le possible.
Aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour que se déclenchent un jour prochain, dans plusieurs pays, des révolutions d’une extrême violence.
Les régimes en place semblent en effet incapables de résoudre les difficultés et les frustrations, réelles ou ressenties, d’un grand nombre de citoyens : un travail absent, non rémunérateur, ou aliénant ; des services publics délabrés ; des territoires ruraux oubliés ; une agriculture en plein désarroi ; un environnement dégradé ; une précarité croissante ; des vies personnelles en miettes.
Ces régimes, se sentant menacés, se crispent et accordent de plus en plus de privilèges aux classes dominantes et à leurs enfants, rendant plus fous de colère encore ceux qui en sont exclus.
Quand ces colères ne sont que celles des plus pauvres, soumis et faibles, rien ne se passe. Quand elles atteignent, comme aujourd’hui, les classes moyennes, et quand celles-ci en déduisent qu’elles n’ont plus rien à perdre, la révolution devient possible.
On voit très bien la forme qu’elle pourra prendre bientôt, en France et dans d’autres pays d’occident : les peuples ne se contenteront plus du dégagisme soft, qui a conduit à remplacer une classe politique discréditée, par une autre, qui se prétendait nouvelle, mais qui n’était, en fait, qu’un autre avatar de la précédente, et qui n’a pas mieux réussi. Les peuples se révolteront contre tous ceux qui sont pensés comme ayant du pouvoir,dans les entreprises et les cités ; et en particulier contre leur capitale. Ils s’abandonneront alors à des chefs autoritaires, sortis des rangs du peuple, (ou à des pseudostars populistes, mêlant le simulacre au réel) avec la promesse d’accorder à tous les privilèges anciennement réservés aux élites et de protéger les peuples des menaces du monde. Mêlant ce qui s’est déjà annoncé en Italie, en Ukraine, et en Hongrie.
On peut être sceptique et refuser de penser que de telles révolutions soient possibles. Mon intuition est que tout se met en place pour qu’elles le deviennent. Très bientôt. Les révoltes, les colères, les manifestations d’aujourd’hui n’en sont pas des substituts. Ils en sont des signes précurseurs.
Comme à chaque révolution de ce genre, ceux des puissants d’aujourd’hui qui échapperont aux foudres des nouveaux dirigeants émigreront, en attendant que ces révolutions échouent, ce qui ne manquera pas d’arriver, après un temps plus ou moins long.
La contrerévolution sera encore une fois terrible, d’autant plus terrible que les privilégiés auront eu peur, ou qu’ils auront perdu des leurs et des biens dans la révolution.
Même si on n’apprend jamais rien de l’Histoire, on pourrait faire l’économie de ces désastres annoncés ; en organisant la nation comme elle le sera, quoi qu’il arrive, après les ravages de la révolution et de la contrerévolution : une nation beaucoup plus juste, beaucoup plus empathique, ouverte au monde, capable de penser aux intérêts des générations suivantes.
Pour y parvenir, il faudrait que les arrogantes élites d’aujourd’hui, veuillent bien laisser une part importante du pouvoir à ceux qui en sont le plus privés ; en particulier, aux femmes issues des territoires fragiles de la république, de la campagne et des quartiers : elles portent, mieux que personne, l’espoir de l’avenir. Sans violence, sans concession. »
Pour lire l’édito d’Attali dans sa version originale, cliquez ici : L’Express