Dans une interview accordée à la chaîne française France 24 et publiée ce 09 décembre, Ricardo Gutiérrez, secrétaire-générale de la Fédération Européenne des Journalistes, s’en est sévèrement pris à l’Union Européenne, accusant cette institution d’avoir court-circuité toutes ses instances pour censurer les chaînes russes Sputnik et Russia Today, deux chaînes interdites de diffusion en Occident dès les premiers jours ayant suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Pour Gutiérrez, l’interdiction de diffusion de ces chaînes, directement votée par les Etats, « crée un dangereux précédent qui représente une menace pour la liberté de la presse »
Lecourrier-du-soir.com vous invite à lire l’interview dans sa version intégrale
Excellente lecture
France 24 : L’UE justifie l’interdiction des médias russes par la volonté d’empêcher la Russie de diffuser sa propagande en Europe. Que pensez-vous de cette démarche ?
Ricardo Gutiérrez : les règles sont très claires dans ce domaine : si ces chaînes de télévision violent les règles de diffusion, en incitant à la haine par exemple, alors oui, elles doivent être interdites. Mais il ne suffit pas de dire que ce sont des propagandistes. Dans chaque pays, l’ État doit porter plainte auprès de l’organisme chargé de la régulation des médias, à qui il revient de statuer indépendamment. Ce système est essentiel pour protéger la presse contre les interférences politiques. Or pour RT et Sputnik, le Conseil européen a voulu aller vite et a court-circuité ces instances : ce sont les États qui ont voté directement l’interdiction en l’intégrant aux sanctions économiques contre les entreprises russes. Cette mesure crée un dangereux précédent qui représente une menace pour la liberté de la presse.
L’interdiction est-elle, selon vous, une mesure efficace pour contrer le message du Kremlin ?
Cette mesure peut être nécessaire dans certains cas, mais je ne pense pas qu’elle soit efficace. La lutte contre la propagande passe par le développement de médias de qualité, par la pédagogie, et non par des mesures répressives ou des lois anti-fake news comme celle qui a été adoptée en France. La meilleure arme reste de porter un contre-discours et de convaincre.
Ce type de mesures pose également le risque de conforter les adeptes de la propagande et du complotisme dans leurs positions. De plus, ceux qui souhaitent vraiment accéder à ces chaînes peuvent toujours le faire via des plateformes étrangères. La mesure d’interdiction a permis de réduire la visibilité de ces médias, mais pas de les bloquer totalement. Je considère que pour l’UE ces mesures sont avant tout symboliques. Il s’agit de peser dans le bras de fer engagé avec la Russie, plus que de chercher une réelle efficacité.
Cette nouvelle mesure d’interdiction semble concerner des chaînes de télévision en langue russe, regardées notamment par les communautés russophones des pays baltes. Comment est appréhendée la question de la propagande de Moscou dans ces pays ?
C’est un sujet très sensible car ces États ont vécu sous le joug soviétique et ont très peur que la guerre ne s’étende. Au début du mois, un scandale médiatique a éclaté en Lettonie avec la chaîne indépendante russe en exil Dojd. Celle-ci a diffusé une carte de la Russie incluant la Crimée dans un reportage et l’un de ses présentateurs a été accusé d’avoir tenu des propos pro-russes. La chaîne, qui revendique une position anti-guerre et pro-ukrainienne, a reconnu des erreurs, s’est excusée et a immédiatement licencié le présentateur. Mais la Lettonie et la Lituanie ont tout de même décidé de révoquer sa licence, estimant qu’elle représente une menace pour la sécurité nationale.
Il s’agit pour moi d’une mesure très disproportionnée, assez symptomatique de la manière dont sont traités les journalistes russes qui fuient leur pays. Contrairement à ce qu’on raconte parfois, il existait des voix critiques dans la presse russe avant la guerre, dans les journaux régionaux mais aussi dans le grand quotidien économique Kommersant par exemple.
Des milliers de journalistes ont été forcés à l’exil depuis février par la répression terrible du Kremlin. Nous les assistons pour qu’ils obtiennent la protection de l’Europe, mais nous essuyons beaucoup de refus de visas de la part des États membres. Je trouve cette attitude choquante. On oublie trop souvent que eux aussi sont des victimes des agissements de Moscou.