(Une analyse de Kareem Salem)
Pour comprendre la Turquie d’Erdogan, il est nécessaire de comprendre le parcours de l’autocrate turc. Dès son plus jeune âge, Erdogan a été immergé dans le système islamo-nationaliste en intégrant le seul lycée confessionnel d’Istanbul. Par la suite, Erdogan intègre le Parti du salut national (MSP), un ancien parti politique islamiste qui était dirigé par celui qui est devenu son mentor, Necmettin Erbakan, père de l’islamisme turc.
Les idées conçues à travers sa formation islamo-nationaliste sont restées enracinées dans son ascension politique qui l’a conduit jusqu’au sommet du pouvoir. En effet depuis les années 1990, Erdogan représente la figure centrale de l’islamisme turc qui méprise comme tous les islamistes, l’idéologie laïque de Mustapha Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne qui avait aboli le califat en 1924 (del Valle 2017). Le président Erdogan, représente ceux en Turquie qui sont conservateurs et nationalistes et qui sont contre l’occidentalisation de la société turque, en particulier les petits fonctionnaires et les ouvriers.
L’histoire s’en souviendra qu’Erdogan sera vu comme le chef d’État qui aura gouverné le plus longtemps la Turquie, depuis la proclamation de la République en 1923. La défaite du parti islamo-conservateur AKP aux élections municipales d’Istanbul en juin dernier pourrait souligner que la fin du régime du président Erdogan est plus proche qu’on ne l’imagine. Bastion de l’AKP pendant vingt-cinq ans et principale source de son système de patronage, les Stambouliotes avaient décidé de choisir pour nouveau maire Ekrem Imamoglu, le candidat de l’opposition. En effet, les Stambouliotes, sont frustrés par l’incapacité d’Erdogan à apporter des réponses aux défis actuels, de la crise économique aux restrictions des libertés publiques.
La Turquie en crise économique
La Turquie est frappée par une crise économique profonde. En octobre 2018, l’inflation avait atteint 25%, du jamais vu en quinze ans (Fontenille 2019). Ceci est dû au manque de réactivité de l’État et de la Banque centrale de Turquie (CBRT) pour stopper l’effondrement de la livre turque et juguler l’inflation (Charrel 2018). Ce n’est que lorsque l’inflation a atteint 25% que l’institution monétaire turque a décidé d’augmenter les taux d’intérêt de près de six points, à 24%, et ne l’a pas abaissé depuis – tandis que le président Erdogan a exigé à plusieurs reprises que la CBRT baisse les taux d’intérêt afin de stimuler les dépenses, les prêts et la croissance économique (Radio France Info 2019).
Le refus du gouverneur de la CBRT de rester en conforme à la ligne économique du président Erdogan avait eu pour conséquence le licenciement de M. Cetinkaya le lundi 8 juillet 2019. Cette décision par le président turc n’a que fait réduire la confiance des marchés financiers vis-à-vis de la monnaie turque. En effet, le lundi 8 juillet, la livre turque avait chuté de 2% à la suite de cette décision (Pitel, Samson et Woodhouse 2019).
Les personnes issues des milieux populaires sont les plus impactés par les problèmes économiques du pays. En effet, l’inflation galopante a réduit la capacité de ces personnes à acheter des produits de première nécessité (30% pour les produits alimentaires, au mois de mars 2019) (Sereni 2019).
De même, le monde du patronat turc est également impacté par la crise monétaire. La chute de la livre turque, qui avait perdu presque 30% de sa valeur en 2018, a mis à rude épreuve la capacité des entreprises endettées en devises à restructurer leur crédit (Jégo 2019). En conséquence, de nombreuses entreprises ont dû faire faillite, augmentant le chômage, désormais à 14,7%.
La livre turque pourrait encore chuter après que plusieurs membres du Congrès américain, républicains et démocrates, ont appelé à des sanctions contre Ankara sur la livraison d’une première cargaison de missiles russes S-400.
Le renforcement des dérives autoritaires sous Erdogan.
Le coup d’État avorté du 15 juillet 2016, fut une aubaine pour le président Erdogan pour remodeler l’État à sa guise. Le referendum constitutionnel de 2017 s’inscrit dans la volonté d’Erdogan de renforcer son emprise politique où sa victoire de 51,8 % des suffrages lui a permis de mettre en place un régime présidentiel autoritaire dans lequel il contrôle désormais le pouvoir exécutif, judiciaire et législatif du pays (Insel 2017).
Le renforcement des pouvoirs présidentiels a entraîné un renforcement des mesures liberticides dans l’espace public turc. Un exemple frappant fut lorsqu’une manifestation pacifique étudiante qui voulait souligner leur soutien à la population kurde d’Afrin à la suite de la victoire militaire turque a été dénoncé par le président Erdogan. Les étudiants qui avaient manifesté ont été arrêtés le lendemain et mis en détention. Actuellement, onze sont toujours en prison (Mediapart 2018).
De même, le renforcement des pouvoirs présidentiels d’Erdogan a également conduit à la poursuite des purges contre les personnes des mouvements d’opposition. En effet le président Erdogan continue de mener sa politique de répression féroce à l’encontre des partisans du prédicateur Fethullah Gülen en les poursuivant même en Europe y compris au Kosovo. Avec l’aide de la police kosovare les sympathisants du mouvement Gülen sont arrêtés et renvoyés en Turquie principalement par des avions appartenant aux services secrets turcs (Bourcier 2018).
Les purges ont accru l’inquiétude de l’électorat turc. En effet, beaucoup de gens ont désormais un proche ou une connaissance victime de cette répression. En renforçant la répression et en réduisant les libertés publiques, le président Erdogan joue un jeu très dangereux.
Perspective
Les révolutions arabes de 2011 ont démontré que des contraintes significatives aux libertés fondamentales ainsi qu’une économie stagnante incitaient les peuples à se mobiliser contre l’autorité de l’État. Si le président Erdogan veut maintenir son emprise électorale dans toute la Turquie, il devra assouplir son contrôle des libertés dans la société turque ainsi que réduire son emprise dans les institutions économiques du pays. Toute nouvelle mesure autoritaire exacerberait l’instabilité économique et sociale du pays.