350 professeurs de philosophie se sont violemment attaqués (dans une tribune publiée par Le Monde) à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education, dénonçant sa réforme du bac qu’ils ont qualifiée de « mascarade et de dérive sociale et culturelle »
Lecourrier-du-soir.com vous propose la lecture intégrale de la tribune.
Excellente lecture!
« Depuis son entrée en fonction, le ministre de l’éducation nationale entend réformer le baccalauréat, un examen depuis longtemps dégradé, mais dont il demeurait une façade. Avec ce vestige du temps jadis : la composition inaugurale de philosophie. Place désormais à l’évaluation en contrôle continu.
Concession magnanime, la philosophie demeure en fin d’année, ainsi qu’une épreuve de grand oral, déjà considérée par plusieurs enseignants réfractaires comme un pur numéro de spectacle. Une façon pour l’élève de mettre une première fois en scène son employabilité.
La pandémie de Covid-19 a mis à mal l’organisation du bac. Elle a surtout révélé la logique de cette réforme : se passer des enseignants, de leur présence incarnée devant les élèves. Détruire la relation pédagogique pour lui substituer des procédures « neutres » d’évaluation. A la façon d’une machine. Les propos du ministre lors des Assises de l’intelligence artificielle pour l’école, tenues en décembre 2018, appelant à assister toujours plus le travail de correction des enseignants par les calculateurs artificiels, étaient limpides.
Logiciel mouchard
M. Blanquer ne fait sans doute que poursuivre une transformation entrepreneuriale de l’école bien entamée avant lui. Mais il s’y livre avec zèle. Les startupers et financiers de la « EdTech », promoteurs de la numérisation de l’école, furent tout heureux d’apprendre que dans le monde « difficile à comprendre », « opaque » et « peu facilitant » de l’éducation nationale, il restait des « portes d’entrée » (le ministre lui-même) permettant d’établir des « règles du jeu qui fassent levier pour [leur] action » (voir sur le site du ministère, le « lancement du fonds Educapital avec Jean-Michel Blanquer et Mounir Mahjoubi »).
Trois ans après, avec ce bac de philosophie 2021, nous y sommes. Le jeu se dérègle. L’institution est démantelée, méthodiquement. Disparités entre établissements dans la gestion de la situation sanitaire, entre des classes réduites de moitié et d’autres ayant travaillé en effectif complet ; choix de la meilleure des notes entre celle du contrôle continu et celle de l’épreuve, autre manière de lui ôter son sens, sauf dans quelques cas exceptionnels ; convocations envoyées au compte-goutte, en avance ou à retardement, étourdissant les directions d’établissements dans un tourbillon « disruptif ». Quant à la correction des copies, elle a été imposée sous forme « dématérialisée », autrement dit, numérique.
L’assistant pédagogique de la machine, dont on n’imagine quand même pas qu’il ait son mot à dire, corrigera à la chaîne grâce au menu déroulant d’annotations préenregistrées. Tel un robot, ce mot dérivé du tchèque « robota », qui signifie travail servile.
Mais fi de ces considérations intempestives. Les professeurs de philosophie en terminale ne sont pas là pour penser, ni pour pratiquer des évaluations comparatives de copies comme le requiert un examen (et non un concours). Pendant ce temps, un logiciel mouchard comptabilise le temps passé sur une copie, la régularité du travail, de sorte que des algorithmes façonnent un « retour d’expérience » auprès du ministre.
Dérive sociale, culturelle et écologique
Fascinés (ou feignant de l’être) par l’outil technique, le ministère et l’inspection générale oublient d’interroger la contrainte technologique. Ils ne la voient pas davantage que l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Et puis, cela se fait ailleurs : BTS, épreuves de français, capes et agrégation. N’est-ce pas l’indice de l’innocuité du dispositif ?
Nous, professeurs de philosophie, n’admettons pas que l’on refuse ainsi de penser. La dématérialisation des corrections, indice de l’ignorance des spécificités de notre métier, est un symptôme : elle renvoie à une dérive sociale, culturelle et écologique profonde, qui étend la contrainte à tous les niveaux de la société. Qui l’enserre dans la toile des algorithmes. Telle est déjà la logique coercitive de Parcoursup, qui a transformé en quelques années nos élèves en entrepreneurs de leur scolarité.
Archaïques, sans doute, nous voudrions enseigner à nos élèves par le dialogue, dans un rapport vivant. Non pas évaluer machinalement les performances de gestionnaires en herbe. Par conséquent, nous nous abstiendrons de participer à la mascarade de cette édition du bac. Nous appelons de surcroît les collègues de toutes les disciplines et de tous les niveaux à remettre en question la réforme Blanquer et la logique accablante de Parcoursup. »
Premiers signataires : Céline Aubertin (lycée Adam-de-Craponne, Salon-de-Provence) ; Christophe Baconin (lycée Périer, Marseille) ; Morgane Bascaules (lycée Lumière, La Ciotat) ; Ali Benmakhlouf (université de Paris-Est-Créteil) ; Carla Bully (lycée Simone-Weil, Marseille) ; Jeanne Burgart Goutal (lycée Saint-Charles, Marseille) ; Charlotte Cabane (lycée Les Iscles, Manosque) ; Olivier Chassaing (lycée Adam-de-Craponne, Salon-de-Provence) ; Léonard Conty (lycée Victor-Hugo, Marseille) ; Denis de Casabianca (lycée Thiers, Marseille) ; Claire Etchegaray (université Paris-Nanterre) ; Maïssa Falha (lycée Victor-Hugo, Marseille) ; Franck Fischbach (université de Strasbourg, président de la section « philosophie » du Conseil national des universités) ; Renaud Garcia (lycée Artaud, Marseille) ; Thierry Hoquet (université Paris-Nanterre) ; Julienne Ibanez (lycée Mendès-France, Vitrolles) ; Pierre Jouan (lycée Palissy, Agen) ; Cédric Lagandré (lycée Périer, Marseille) ; Gaël Lainé (lycée Mendès-France, Vitrolles) ; Malvina Lalanne (lycée Victor-Hugo, Marseille) ; Hélène Laulan (lycée Jean-Lurçat, Martigues) ; Pascale Lebettre (lycée Aubanel, Aubagne) ; Marie Lesavre (lycée Montmajour, Arles) ; Bruno Malfondet (lycée Pasquet, Arles) ; Anne Merker (doyenne de la faculté de philosophie à l’université de Strasbourg) ; Anne-Emmanuelle Monnier (lycée Artaud, Marseille) ; Monique Pillant (lycée Thiers, Marseille) ; Sylvie Puech-Ranc (lycée Emilie-de-Breteuil, Montigny-le-Bretonneaux) ; Marc Rosmini (lycée Artaud, Marseille) ; Serge Roure (lycée Adam-de-Craponne, Salon-de-Provence) ; Emmanuel Salanskis (université de Strasbourg) ; Philippe Saltel (université de Grenoble) ; Christian Tefas (lycée Madeleine-Fourcade, Gardanne) ; Alessandro Trevini (lycée Pasquet, Arles) ; Juliane Trianon (lycée Madeleine-Fourcade, Gardanne) ; Matthias Youchenko (lycée Madeleine-Fourcade, Gardanne).