(Une analyse de Kareem Salem)
Les tensions en Méditerranée orientale risquent de s’accroître après que le président Erdogan et le chef du gouvernement national libyen (GNA), Faïez el-Sarraj, ont conclu un accord maritime et militaire. L’accord maritime permet à la Turquie d’étendre ses frontières maritimes à une zone où d’importants gisements d’hydrocarbures ont été découverts ces dernières années. La zone qui s’étend du sud-ouest de la Turquie au nord-est de la Libye traverse une zone actuellement revendiquée par la Grèce et Chypre où des plans pour un futur gazoduc sont en cours d’élaboration pour relier les champs gaziers de la Méditerranée orientale aux marchés européens. La Grèce et Chypre ont souligné que l’accord maritime turc violait le droit maritime international et leurs droits souverains.
L’accord de coopération sécuritaire et militaire entre le président Erdogan et le chef du GNA permet à la Turquie de s’impliquer davantage dans le conflit libyen. En effet, le Parlement turc votera le 7 janvier sur une motion visant à envoyer des forces turques en Libye pour soutenir le GNA dans sa lutte contre le maréchal et commandant en chef de l’Armée nationale libyenne Khalifa Haftar. Il est donc nécessaire d’analyser plus en détail les raisons pour lesquelles l’engagement accru de la Turquie en Méditerranée orientale risque d’accroître les tensions dans la région.
Poursuite de la politique expansionniste de la Turquie sous le président Erdogan
L’intention du président Erdogan de saisir les gisements d’hydrocarbures en Méditerranée orientale s’inscrit dans la politique expansionniste du président turc. La nouvelle initiative d’Erdogan ne fait que réduire la confiance des alliés occidentaux d’Ankara dans sa présidence. En effet, cette crise de confiance entre la Turquie et l’Occident a commencé au début du conflit syrien lorsqu’il est apparu clairement que la Turquie soutenait des milices liées à Al-Qaïda (Marcou 2015 : 355). Elle s’est encore aggravée depuis que le président turc a fait trois incursions dans les territoires occupés par les Kurdes en Syrie. En ce sens, il n’est pas surprenant que les dirigeants européens aient condamné l’accord maritime entre la Turquie et le chef du GNA étant donné qu’il désavantage les intérêts économiques de deux États membres de l’Union européenne.
Pourtant, pour le président Erdogan, les deux accords conclus avec le dirigent du GNA sont nécessaires pour stabiliser une économie turque en régression depuis 2018 et pour unir la population turque autour de sa politique étrangère. Cette initiative est d’autant plus importante pour le président turc du fait qu’il traverse sa plus grande épreuve politique depuis son arrivée au pouvoir. En effet, l’économie turque n’inspire plus confiance aux investisseurs en raison des décisions prises par le président Erdogan. En juillet 2019, le président turc a limogé le gouverneur de la Banque centrale turque, ce qui a entraîné une chute de 2 % de la monnaie nationale, qui avait déjà perdu près de 30 % de sa valeur en 2018 (Pitel, Samson et Woodhouse 2019 ; Jégo 2019). Sur la scène politique nationale, le parti politique d’Erdogan, l’AKP a subi des revers en 2019 à Ankara et Istanbul lors des élections municipales. Par ailleurs, les anciens alliés d’Erdogan, notamment Ahmet Davutoglu et Ali Babacan ont pris leurs distances avec le président turc. Ainsi, l’implication accrue de la Turquie en Méditerranée orientale s’inscrit dans la volonté du président turc de faire pencher le rapport de force en sa faveur et d’unir les membres conservateurs et nationalistes de la société turque à son autorité.
Répercussions possibles pour el-Sarraj
Les États-Unis et les puissances européennes ont souligné à plusieurs reprises au GNA, qui compte de nombreux partisans islamistes, que le renforcement des relations avec la Turquie pourrait les amener à cesser de soutenir les intérêts politiques d’el-Sarraj. Toutefois, le GNA pourrait faire valoir que depuis l’offensive du maréchal Haftar en avril 2019, les puissances occidentales ont été réticentes à intervenir en leur faveur contre l’homme fort de l’Est libyen. Le GNA fait également face à des attaques de drones émiratis et à des attaques de mercenaires russes appartenant à la compagnie de sécurité russe Wagner, proche du Kremlin (Minoui 2019 ; Captagay et Fishman 2019). En ce sens, pour el-Sarraj, le soutien de la Turquie, qui est la deuxième armée de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est essentiel pour maintenir son autorité à Tripoli. Ainsi, el-Sarraj verra très probablement la fin du soutien officiel des puissances occidentales, en particulier celles en Europe, dans les semaines à venir.
Perspective
L’implication accrue de Turquie dans la crise libyenne risque d’aggraver la situation sécuritaire en Libye et dans la région. La politique du président Erdogan à l’égard de la Libye découle de son isolement en Méditerranée orientale. Les erreurs stratégiques du président turc, notamment son refus de reconnaître le gouvernement égyptien du président Abdul Fattah el-Sisi après la destitution du président Morsi, ont nui aux relations d’Ankara avec les dirigeants saoudiens et émiratis. L’intention du président turc d’envoyer des troupes en Libye risque d’intensifier les hostilités sur la ligne de front. En voulant envoyer des forces turques, le président Erdogan risque d’affronter directement les mercenaires russes qui soutiennent le maréchal Haftar. Les affrontements entre les forces turques et russes pourraient affaiblir les relations fructueuses entre Ankara et Moscou et ainsi affecter la coopération entre les deux nations dans la gestion de la crise syrienne. Depuis novembre 2019, des soldats russes et turcs patrouillent conjointement sur une bande de territoire de plusieurs dizaines de kilomètres dans le nord de la Syrie pour assurer le retrait total des forces kurdes de la région. Cependant, aux yeux du président Erdogan le déploiement imminent des forces turques et éventuellement des supplétifs syriens pro-turcs pour soutenir le GNA, est essentiel pour maintenir les intérêts économiques et stratégiques turcs en Libye.
L’intervention des forces turques en Libye pourrait conduire à une participation égyptienne plus engagée dans le conflit. Étant donné que l’Égypte partage 1 100 kilomètres de frontière avec la Libye sa sécurité est une question importante pour el-Sisi. Pour le dirigent égyptien, le maréchal Haftar serait le mieux placé pour lutter contre les mouvements liés à l’islam politique et contre les groupes djihadistes en Libye. De plus, une intervention turque pourrait entraîner un soutien plus fort de la France, des Émirats arabes unis, et même de la Grèce dans le conflit, craignant un État libyen sous la tutelle d’Erdogan. Ce n’est pas un hasard, si, à la suite de l’accord maritime entre Erdogan et el-Sarraj, la Grèce soutient désormais le maréchal Haftar. Le 23 décembre, le ministre grec des affaires étrangères a rendu visite à l’homme fort de Benghazi. Dans le même temps, si la Turquie envoie des combattants syriens pro-turcs en Libye, où certains d’entre eux proviennent de groupes islamistes et djihadistes, les États-Unis pourraient voir leurs intérêts antiterroristes en Libye menacés et feront donc pression sur Ankara sous forme de sanctions pour obliger la Turquie à retirer ses forces militaires de la ligne de front libyenne. Les tensions en Libye et en Méditerranée orientale pourraient donc s’aggraver dans les semaines à venir.