Le très influent philosophe allemand, Peter Sloterdijk, a accordé une interview exclusive au média Le Point et intégralement lue par Lecourrier-du-soir.com. L’un des plus grands philosophes européens déplore que l’électeur français « ne vote plus avec son cerveau », mais « dans une forme d’hystérie abstraite, avec ses entrailles »
Lecourrier-du-soir.com vous invite à lire l’interview dans sa version intégrale
Excellente lecture
Le Point : Comment observe-t-on la campagne électorale française depuis l’autre côté du Rhin ?
Peter Sloterdijk : Enfin sérieusement ! Pendant quelques mois, elle s’est déroulée comme une affaire qui ne concernait que les correspondants des grands journaux allemands à Paris tandis que le grand public restait, lui, hypnotisé par les événements à l’Est : d’abord le déploiement des troupes russes aux frontières de l’Ukraine et, depuis le 24 février, le choc de la guerre réelle sur le sol européen. Cela ne fait que deux ou trois semaines qu’on commence à deviner le drame qui pourrait avoir lieu chez notre voisin bien-aimé de la rive gauche du Rhin…
Vous dites « drame ». Mais pour les Allemands, en serait-ce un ?
Oui, car il s’agit rien de moins que de l’avenir de la construction européenne, au moment où celle-ci dépend plus que jamais de l’entente pragmatique entre Paris et Berlin. La perspective d’une sécession nationaliste de la France du projet européen – devenue, semble-t-il, une possibilité – provoque le vertige chez les partenaires de la France partout en Europe et surtout en Allemagne. D’autant plus qu’une victoire de l’extrême droite en France est ce que souhaite Poutine : il sait très bien que pour détruire l’Ukraine il faut d’abord désunifier l’Europe. Donc, un vote pour Le Pen sera un vote pour Poutine. Il s’agit aussi rien de moins que de l’avenir de la social-démocratie, qui a été un des éléments essentiels pour garantir la paix sur notre continent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Une victoire de l’extrême droite en France est ce que souhaite Poutine : il sait très bien que pour détruire l’Ukraine il faut d’abord désunifier l’Europe.
Pourquoi la social-démocratie est-elle en crise, selon vous ?
Une véritable confusion politique s’est emparée des pays européens après l’effondrement de l’Union soviétique : la disparition du spectre communiste a en effet fait perdre aux social-démocraties européennes l’argument selon lequel elles incarnaient le moindre mal face aux dictatures de l’Est. Ensuite, après la dissolution de ce grand adversaire, la gestion des inégalités par la croissance économique et la politique de l’État social ont montré leurs limites, et l’inégalité produite par l’économie financière, notamment, a éclaté au grand jour. Les populations laissées de côté par les espoirs d’amélioration que leur promettait la social-démocratie se sont senties condamnées à regarder leur situation d’un œil plus froid. Après la désillusion est venue la rage contre ce qu’ils appellent « le système ». On l’a vu après la crise bancaire de 2008 : de nombreux mouvements politiques associaient des raisonnements d’extrême droite à des motifs plutôt de gauche, comme l’appel aux gens simples qui travaillent dur et se retrouvent souvent les mains vides après une vie de labeur. On a pu déceler des phénomènes comparables dans les années 1930. La différence, c’est que les gens simples d’alors n’avaient pas bénéficié du généreux « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron. Sur ce point précis, il n’est pas exagéré de dire que les gens qui viennent de profiter financièrement du soutien de l’Élysée pendant cette crise du Covid-19, un soutien dont nul Européen n’a bénéficié à ce point, manquent un peu de reconnaissance…
Le bloc extrémiste, incarné par Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon, est désormais majoritaire en France, à près de 55 %. Idéologiquement, il est assez cohérent : poutinophile, antieuropéen, antiaméricain, antimondialiste, et détestant les « élites ». La France est-elle toujours ce « pays philosophique » que vous aimiez ?
Oui, sans nul doute, la France est encore un pays « philosophique », dans le sens où les Français n’ont pas complètement perdu leur goût des débats autour des idées abstraites. Mais la France est aussi ce pays où le premier tour de la présidentielle donne lieu à un phénomène que je ne cesse de constater avec un souci croissant. Une sorte de terrible carnaval un peu rabelaisien s’y déroule, où les Français se donnent le plaisir de se déboutonner. Tous les cinq ans, c’est comme s’ils profitaient de l’occasion pour laisser tomber tout tact politique, toute réflexion stratégique, en se vouant à un « expressionnisme » sans limites. Il ne s’agit plus alors de voter avec son cerveau, en vue d’un résultat dont on peut assumer la responsabilité, mais de voter, dans une forme d’hystérie abstraite, avec ses entrailles. Un carnaval accéléré par la pression des réseaux sociaux qui organisent et amplifient la désinhibition. Freud n’est pas le seul auteur à nous rappeler que ce que l’on appelle la civilisation n’est au fond qu’un mince vernis de conventions sur des énergies primitives latentes, toujours prêtes à entrer en éruption.
Mais pourtant ces électeurs disent voter en conscience, et invoquent des raisons à leur vote : le mépris des élites, le « dégagisme », le pouvoir d’achat qui baisse…
… alors que le pouvoir d’achat des Français a augmenté d’environ 300 euros par an en moyenne entre 2017 et 2021 selon les calculs des économistes… Vous savez, il n’y a rien de plus cohérent qu’une folie. Son « esprit de système » est la première de ses qualités. Comme le cœur, la folie a des raisons que la raison ne connaît pas. On nie d’abord le réel. À partir de là on fabrique un raisonnement. Ce qui me semble accablant, c’est que le pays des Lumières choisisse l’illusion face à la réalité. En Allemagne, on contrôle un peu mieux ce que j’appelle les « réflexes primitifs » mais en France, l’irrationnel est en train de franchir un seuil. La fureur des populismes a toujours pu être domestiquée lors du deuxième tour, mais cette fois-ci le jeu n’est pas joué d’avance. Car pour la première fois, cet irrationnel est alimenté par un ressentiment incendiaire qui pourrait l’aider à s’imposer. Qui se sent exclu de « l’élite » n’a pas besoin d’une explication rationnelle au fait qu’il ne considère pas « leur » système comme le sien. N’oublions pas que dans le vocabulaire du nazisme, le terme « système » désignait la totalité de ce que les enragés des années 1930 détestaient.
Avant les élections, il a été fait à Emmanuel Macron un procès en « illégitimité », et rarement on a vu un président aussi haï. Expliquez-vous cette détestation par le fait qu’en France la guillotine n’est jamais loin ? Lui-même en convient, d’ailleurs, dans l’interview qu’il a accordée au Point… N’êtes-vous pas surpris par la haine qu’il suscite ? Y compris dans la jeunesse qui occupe et saccage la Sorbonne parce qu’elle refuse de choisir entre Le Pen… et Macron ?
Il faut mettre ces événements de la Sorbonne sur la note du grand festin « carnavalesque » dont je parlais. Quatre jeunes sur dix ne se sont pas déplacés jusqu’aux urnes, n’est-ce pas ? Quand on est jeune en France en 2022, le monde semble être un restaurant où l’on peut refuser le plat du jour. Un autre menu est possible ! Quant à la haine que suscite Emmanuel Macron, elle ne me surprend pas. Il n’a pas été l’élu d’une majorité convaincante. Sa percée a eu lieu en France à un moment où la fatigue des jeux politiques ordinaires atteignait un sommet aussi périlleux que compréhensible. Il était apparu en 2017 comme un fantôme prometteur – mais face à une scène politique qui massivement, dès le début, ne souhaitait que son échec. C’est à croire qu’en France, on refait des rois pour pouvoir leur trancher la tête autant qu’on veut. La France semble être restée un pays structurellement royaliste, mais seulement pour cultiver un royalisme négatif. Vous connaissez la définition lacanienne de l’hystérie ? Le fait de rechercher un seigneur qu’on va tyranniser par le spectacle de l’insoumission…
Ce qui me semble accablant, c’est que le pays des Lumières choisit l’illusion face à réalité. L’irrationnel est en train de franchir un seuil. La fureur des populismes a toujours pu être domestiquée lors du deuxième tour, mais cette fois-ci le jeu n’est pas joué d’avance.
Mais ce vote n’exprime-t-il pas aussi le retour de pulsions qui, dans l’Histoire, ont déjà travaillé l’Europe, notamment l’Allemagne, et qui n’ont pas d’ailleurs épargné la France ?
La France, vue de l’extérieur, est un eldorado pour le mythe du sauveur. Il y trouve un terreau particulièrement fécond. Le dernier grand moment où il a fallu sauver la nation a été celui du général de Gaulle. Un général pleinement lucide quand il avouait que son adversaire était le maréchal Pétain mais que c’était aussi la France. D’ailleurs, de Gaulle n’a pu sauver l’honneur de la France que grâce à la générosité condescendante des Alliés, qui lui ont permis de rouler dans Paris avant les troupes américaines (et avec des chars qu’ils lui avaient prêtés !) afin d’offrir à la nation humiliée le spectacle de la Libération. C’est une sorte d’imposture primordiale : le leurre originel qui a fondé la France de l’après-guerre. Eh oui, bien sûr, l’ombre de ces événements se porte encore sur les débats politiques d’aujourd’hui. La haine contre Macron reproduit la haine de soi de ceux qui ont bénéficié en enfants gâtés d’une victoire gratuite. D’où l’antiaméricanisme français et la haine des libéraux.
Comment expliquez-vous l’explosion des grands partis « notables », PS comme LR ?
Qu’est-ce qu’un parti politique ? Issus des tensions qui se sont fait jour à l’intérieur des nations modernes au cours du XIXe siècle, les grands partis, qu’ils soient socialistes, libéraux ou conservateurs-catholiques, ont substitué à la guerre civile une compétition entre différents capitaux psychopolitiques : un parti, en effet, c’était une banque qui se nourrissait de la collecte des émotions politiques. À gauche, c’était surtout une banque de colère, d’indignation et d’espoir. À droite, une banque d’angoisse, de demandes de stabilité. En milieu libéral, une banque des expansions et des conquêtes progressives. Aujourd’hui, le mécanisme de la collecte s’est grippé parce que le capital principal du processus démocratique, l’espoir, l’attente d’améliorations modestes, est en train de se dissoudre dans le spectre d’une inflation accélérée. L’insatisfaction s’accroît de plus en plus, sans vraiment savoir où s’investir. On ne se sent plus représenté par un parti, alors il ne reste que la fuite dans une adhésion spéculative. « L’insoumission » de Jean-Luc Mélenchon, par exemple, ne propose qu’un cocktail d’illusions parapolitiques prêtes à se dissoudre en quelques semaines au cas où le chef prendrait sa retraite. À l’heure actuelle, elle permet juste à ses sympathisants l’expression de leur colère par un mélange bizarre de « national-révoltisme » et de socialisme des frustrés à l’échelle de l’Hexagone. Le Rassemblement national se définit, lui, par l’opposition au « système » tout court, et une simple adhésion à la volonté de renverser la table. Jacques Julliard expliquait déjà en 2014 que Marine Le Pen voulait transformer son pays en une Argentine européenne : c’est la banqueroute sous les drapeaux hissés !
Et Macron face à tout cela ?
On lui en veut d’avoir compris le malheur français. En 2017, tout le monde voulait en finir avec ce jeu politique trop connu : on demandait du nouveau, et Macron est apparu, tout jeune dieu dans la machine. Si ses débuts ont été caractérisés par sa volonté d’incarner l’homme fort que le pays cherchait aussi, la vérité est qu’il était trop jeune et pas suffisamment barbu pour le rôle jupitérien qu’il se rêvait de tenir. C’est un humain trop palpable, usant d’un charme subtil qui, s’il agit sur beaucoup de gens, provoque aussi des réactions négatives, et même, ensuite, un dépit amoureux. La gauche le déteste en raison de ses compétences économiques, et la droite hait son européisme. Même sa gestion très remarquable de la crise du Covid n’a pas calmé les ressentiments. Pas assez fort, Macron, pour produire les miracles qu’on attend depuis les beaux jours de Mitterrand, qui décevait les espoirs à sa façon : royale. À l’heure actuelle, on dirait que les Français semblent se demander si Marine Le Pen n’a pas « les couilles » qu’ils cherchent, selon la belle expression gauloise.
À l’heure actuelle, on dirait que les Français semblent se demander si Marine Le Pen n’a pas « les couilles » qu’ils cherchent, selon la belle expression gauloise.
Marine Le Pen joue pourtant l’identification féminine avec Angela Merkel, en signant ses tracts d’un « M », comme « Mutti »…
Angela Merkel était une dame qui avait gardé le secret de son identité sexuelle. C’était une apparition féminine entourée par une aura métasexuelle, le réceptacle idéal d’un pouvoir neutre et polyvalent. Elle incarnait parfaitement la théorie selon laquelle les politiciens les plus efficaces sont des personnalités qui fonctionnent en tant que « conteneur », c’est-à-dire comme un réceptacle vide prêt à ramasser toutes sortes de dépôts. Beaucoup de gens croyaient pouvoir y déposer leurs soucis et leurs illusions.
Marine Le Pen a pourtant passé toute sa campagne à mettre en avant son statut de femme divorcée, de « mère » blessée par sa nièce Marion Maréchal quand celle-ci l’a abandonnée pour Éric Zemmour. Sans parler de son amour des chats, constamment souligné…
L’amour des chats n’exclut pas qu’on puisse vouloir être un réceptacle de pouvoir. Souvenez-vous de ce grand criminel qu’est Blofeld dans les « James Bond », et qui caresse son chat en préparant ses projets de destruction du monde…
Pourquoi le libéralisme ne fait-il plus rêver ? Ni même la liberté ? En France, le sociologue Jean-Claude Kaufmann a récemment publié un livre intitulé C’est fatigant la liberté… Une leçon de la crise, où il évoque une « civilisation du pyjama »… Serait-ce aussi une explication de l’esprit du temps ? La liberté est devenue fatigante, alors le libéralisme aussi ?
Un bon mot de Karl Lagerfeld me vient à l’esprit : « Celui qui sort de sa maison en vêtement de jogging a perdu le contrôle de sa vie. » Beaucoup de gens, c’est vrai, semblent être à la recherche, en ce moment, de la perte de contrôle. Ils veulent pouvoir se laisser aller sans devoir regretter les conséquences de leur comportement décontracté. Le libéral, au contraire, c’est quelqu’un dont la raison d’être tient en cette phrase : « être en vie c’est être en forme », et être en forme, c’est être prêt à servir à quelque chose, à se rendre utile, à donner aussi… Mais hélas le libéralisme a été abîmé, en France comme presque partout ailleurs, par une fiscalité qui fait passer ceux qui donnent le plus en débiteurs qui ne donnent pas assez.
La guerre que mène la Russie en Ukraine marque-t-elle pour vous un changement d’ère géopolitique ?
Sans aucun doute. Poutine détruit le crédit qu’on avait accordé à son pays après l’effondrement de l’Union soviétique. Son comportement provoque une rechute dans une ère où la guerre d’agression est une réalité avec laquelle il faut compter. Certes, l’Europe a commis des erreurs impardonnables au tournant de l’an 2000 en méprisant la volonté de la Russie de rejoindre l’espace européen. La Russie actuelle est en train de devenir le grand salaud, « the villain » – comme on dit à Hollywood –, du polar politique. Elle est en train de prendre, pour un temps indéfini, la place qu’occupait l’Allemagne entre 1939 et 1945, c’est-à-dire celle d’un grand repoussoir, mais sans le moindre élément de « soft power » qui pourrait lui permettre de fasciner…
L’Europe a commis des erreurs impardonnables au tournant de l’an 2000 en méprisant la volonté de la Russie de rejoindre l’espace européen.
L’Allemagne continue d’acheter du gaz russe. N’est-ce pas un véritable scandale, au-delà du ridicule, quand l’Europe prétend imposer des sanctions à Vladimir Poutine ? Les pays Baltes, eux, trouvent des solutions.
Ces achats vont cesser, mais nous sommes dans un état de dépendance vis-à-vis de la Russie – ce qui, normalement, devait être un élément de stabilité. Car en principe, plus on dépend de l’autre, plus l’autre, à son tour, dépend de nous. C’est en effet dans l’interdépendance que se cache un des secrets de la sécurité commune. Nous avons spéculé sur une possible domestication de Poutine et nous avons été trompés. Sans doute voulions-nous être trompés ! Dès sa guerre contre les Tchétchènes en 1999 et 2000, avec l’« urbicide » de Grozny, pour reprendre un terme utilisé par le politologue new-yorkais Marshall Berman, l’architecte serbe Bogdan Bogdanovic et l’historien allemand Karl Schlögel, nous aurions pu voir qui était Poutine. Or nous n’avons pas voulu voir.
Berlin achète des avions F-35 américains. Dans son interview au Point, Emmanuel Macron explique que c’est parce que l’Allemagne a besoin d’une ombrelle nucléaire, et que ces avions sont les seuls homologués pour porter les armes américaines. Que vous inspire cette façon allemande d’opter pour la dissuasion nucléaire, mais de ne pas choisir l’ombrelle française ?
Pour moi, les déclarations de notre gouvernement ne sont que des gesticulations issues de la désorientation qui règne dans la chancellerie allemande et des improvisations réalisées devant un public stupéfié. Il faudrait que le réarmement, si vraiment il est nécessaire, soit la conséquence d’une analyse plus vaste et d’un dialogue approfondi avec les militaires, et pas une fanfaronnade comme cela a été le cas, un geste décidé par Olaf Scholz dans la solitude d’un bureau pendant un week-end très long. Ça ne me rappelle que trop ce 4 août 1914 où les sociaux-démocrates ont voté les crédits de guerre. L’existence de l’Allemagne de 1949 se fondait sur un serment solennel : ne jamais s’armer nucléairement et se contenter d’une armée conventionnelle ! En 2022, il aurait mieux valu faire un investissement dans le sens d’un « Dôme de fer » comme l’a fait l’État d’Israël, avec des fusées antifusées qui protègent le pays contre une agression stratégique. Cette complexité mériterait un grand débat. Normalement, on réfléchit, et puis seulement on achète. Nous, on achète, puis on se met à comprendre que le service après-vente sera insuffisant : des experts américains ont publié une liste de plus de 500 améliorations nécessaires pour les F-35. Macron a davantage raison de réfléchir à une coordination des forces sous une gestion européenne.
Nous, on achète, puis on se met à comprendre que le service après-vente sera insuffisant : des experts américains ont publié une liste de plus de 500 améliorations nécessaires pour les F-35.
En tout cas, ces manœuvres semblent signer la fin de l’Union européenne comme un « club de vaincus » voué à la médiocrité, comme vous la décriviez dans votre livre « Réflexes primitifs , et annoncent plutôt une Europe-puissance ?
Quand je parle de médiocrité, il faut bien me comprendre, et se rendre compte de ce qu’a bâti le projet européen : une entité de 450 millions de personnes sans empereur ni projet impérial, et résultant de l’échec historique d’une dizaine de projets nationaux-impériaux. Vingt-sept pays unis exclusivement par une vision de coexistence aussi libre que possible, aussi coopérative que faisable. Avec des dissensions, certes – qui n’en aurait pas à vingt-sept ? –, mais suffisamment d’interactions réussies pour se poser là comme un petit miracle. L’Union européenne n’enflamme pas les masses ? Tant mieux, elle n’est pas faite pour cela. Elle est faite pour la paix, pour l’existence civilisée du plus grand nombre. D’où l’importance de sa médiocrité. Elle n’exclut pas de disposer des moyens nécessaires pour défendre sa sécurité. Parlons alors d’une médiocrité musclée.
Mais cette « médiocrité » que vous appeliez de vos vœux peut-elle être crédible quand on fait face à des pays qui veulent redevenir, précisément, des empires ? La Russie, ou la Chine…
Marcel Mauss, en 1936, dans un débat du Collège de France, après une conférence d’Élie Halévy sur « l’ère des tyrannies », avait dit que ce qui fondait l’Union soviétique était l’existence d’un gouvernement du « complot permanent ». Le même diagnostic valait pour la Chine de Mao, et maintenant, il vaut pour celle de Xi. Le vrai nom de la « dictature du prolétariat » est « le complot permanent » d’un comité central et des services secrets contre la totalité de la population. La Russie a vécu un moment de répit après 1990, mais le moment est passé et le complot est revenu : les services secrets y ont repris le pouvoir. Face à cela, oui, notre médiocrité est encore efficace. Quoi, sinon ? Les Ukrainiens sont prêts à mourir pour Kiev. Je me demande si les Parisiens seraient prêts à mourir pour leur ville. Mais je suis sûr qu’ils n’ont pas envie de mourir pour l’Ukraine comme en 1939, confrontés aux revendications allemandes, ils n’avaient pas envie de « mourir pour Dantzig ».
Soit, mais vous faites référence à une formule de Marcel Déat, qui, après avoir soutenu Daladier dans sa politique de l’appeasement contre Hitler, est devenu totalement collabo ! Une Europe « non puissante » ne nous condamne-t-elle pas à accepter à chaque fois les revendications des agresseurs puisque nous avons peur de nous battre ? En 1978, déjà, à Harvard, Soljenitsyne voyait dans l’Occident « le déclin du courage »…
Oui, et pour revenir à Dantzig, la question était déjà actuelle en 1940 quand les armées allemandes ont envahi la France. On sait que la résistance des troupes était faible et que le maréchal Pétain ne voulait pas sacrifier la moitié de la jeunesse masculine de la France dans un combat perdu d’avance. Après la guerre, l’Europe entière, sauf la France, a voulu se cacher sous le bouclier nucléaire américain… Mais la confiance dans les Américains s’est affaiblie, on ne peut plus guère se fier aux Britanniques, donc il va falloir assumer le poids d’une politique de sécurité qui portera un cachet européen plus marqué. C’est justement parce que personne n’a envie de se battre, pas plus qu’en 1940, que la dissuasion nucléaire conventionnelle s’impose. Parce qu’elle permet de rassembler les « restes » du courage commun, qui décline, mais qui est encore là, pour résister aux rêves impériaux de Moscou, et cela au moins jusqu’à la fin des années Poutine. Après, une nouvelle architecture européenne de sécurité sera nécessaire, et elle sera réalisable pourvu que la Russie ne persiste pas trop longtemps dans son rôle de rogue state. L’Union européenne compte trois fois plus d’habitants que la Russie, elle possède 27 armées nationales éparpillées. On pourrait faire beaucoup de choses avec un certain effort de concentration ! Mais pour arriver à cela, une France avec une forte vocation européenne reste indispensable. Raison de plus pour ne pas voir tomber la France entre les mains d’une aventurière larmoyante qui aime trop les chats !