(Reportage signé Hamid Enayat, journaliste iranien vivant à Paris)
Le vendredi 29 septembre, la place de la Bastille est devenue, l’espace d’un après-midi, le théâtre d’un moment tragique de l’histoire contemporaine de l’Iran. Un amoncellement de chaussures et de fleurs étalés sur l’esplanade symbolise les 30 000 âmes disparus en 1988 suite à une fatwa du fondateur de la république islamique, Rouhollah Khomeiny. Face à l’opposition grandissante de la population contre son régime absolutiste, il a fait le choix de l’innommable : exterminer l’opposition en s’attaquant aux plus vulnérables, les prisonniers politiques sans défense qui purgeait des peines de prison et attendaient leur libération.
A la Bastille, on pouvait voir des photos, des noms, parfois des bouts d’explications, sur la vie de ces dizaines de milliers de prisonniers politiques exécutés dans lors de cette tuerie qualifiée par la FIDH et Amnesty international de « crime contre l’humanité resté impuni ». Dans son dernier rapport à l’Assemblée générale des Nations-Unis, la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme en Iran, Asma Jahangir a insisté que « les familles des victimes ont le droit de connaître la vérité sur le sort de leurs proches et d’intenter une action en justice ».
Depuis qu’un document sonore inédit de l’ayatollah Montazeri, successeur désigné de Khomeiny, a été rendu public l’an dernier, le sujet du massacre de 88 est sorti de l’amnésie collective dans lequel le régime avait voulu le plonger. Le tabou a été brisé et la nouvelle génération est désireuse de lever le couvercle sur la mémoire de cet épisode sombre et caché de l’histoire récente.
Ce combat pour la mémoire, mais également pour faire justice aux 30 000 innocents, mérite sérieusement d’être défendu. Ils étaient pour la plupart de jeunes écoliers, étudiants et intellectuels accusés d’être des « ennemis de Dieu ». Le Daech iranien sévissait, avec le destiné de 70 millions d’Iraniens entre ses mains.
Mais cela a été accompli dans le plus grand secret. Les familles n’ont pas informées et les dépouilles étaient jetées dans des fosses communes. D’aout à septembre ce fut le carnage total, les scènes décrites par les rares témoins sont insoutenables.
L’impunité dans ce dossier a eu pour effet d’encourager le régime à faire de la peine capitale un moyen de gouvernance. Le régime se maintien au pouvoir en instaurant la peur dans la société et ce n’est pas une coïncidence si l’Iran détient le palmarès mondial du nombre d’exécution par tête d’habitant.
En aidant à faire vivre la mémoire des victimes, les participants voulaient faire avancer le combat contre la peine mort qui fait des ravages sous le régime islamiste. Cette cause est devenue aujourd’hui le cheval de bataille de militants des droits de l’homme dans le pays. Ce combat est d’autant plus porteur que les responsables de ces exécutions de masse sont à des postes clés du pouvoir.
Des héros de l’histoire contemporaine
Les victimes de ce terrible bain de sang sont des résistants qui n’ont pas accepté le dictat des tortionnaires pour se repentir. Attachés à leurs convictions démocratiques, épris de liberté et de bonheur pour leur peuple et farouchement opposés à l’obscurantisme des mollahs, ils choisi de mourir debout que de vivre à genoux.
Une participante a lu la lettre écrite d’un célèbre prisonnier politique iranien, transmise secrètement depuis la prison de Gohardacht. Reza Akbari Monfared qui a perdu plusieurs frères et sœurs, y raconte le calvaire de sa famille durant les années 1980 :
« Moi qui ait perdu tous les miens, de quoi veulent-ils me faire peur. Ils ont massacré ma sœur et mes frères. Ma mère est morte d’une crise cardiaque à cause des souffrances endurées. Je n’ai plus rien à perdre. Mon frère Ali-Reza a été arrêté le 11 septembre 1981 et fusillé 7 jours plus tard. Ils n’ont jamais rendu son corps. Au bout de quelque temps, ils nous ont montré un morceau de pierre dans une parcelle du cimetière de Behecht-e-Zahra à Téhéran et ils nous ont dit ’’il est enterré là’’. On a organisé une petite cérémonie funéraire à la maison parce qu’on n’a pas eu le droit de le faire à mosquée. Alors il y a eu ce raid de la milice. Ils ont arrêté toute la famille et l’ont emmenée à la prison d’Evine.
« Ma sœur Roghieh a été condamnée à 10 ans, uniquement pour ça. En 1988, elle avait purgé sept ans. Ils l’ont exécutée sur ordre de la fatwa de Khomeiny. On a retrouvé la trace de mon autre frère Gholam Reza qui était couturier, en 1983 à la prison d‘Evine. L’année suivant, sans nous rendre de corps. Mon petit frère Abdolreza avait arrêté début mai 1981 pour avoir vendu des journaux de l’OMPI (principal mouvement d’opposition) à Téhéran et condamné à trois ans de prison. Mais ils l’ont gardé quatre année de plus et il a été emporté par la fatwa de mort de Khomeiny en 1988. Ils n’ont pas indiqué l’emplacement des tombes. »
Aujourd’hui, le Mouvement pour la justice en faveur des victimes de ce massacre galvanise les efforts pour faire avancer les droits de l’homme en Iran. Pour les militants, il est important de mobiliser l’opinion publique et s’attendent à une condamnation du crime par le gouvernement français. La communauté internationale doit conditionner ses relations avec Téhéran à l’arrêt des exécutions et s’engager à poursuivre les responsables du massacre de 1988.