Une analyse de Kareem Salem
L’adhésion de la Turquie à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1952 était censée répondre aux intérêts américains et turcs. Les États-Unis, qui ont soutenu l’intégration de la Turquie dans l’organisation de défense, considéraient que la situation géographique de la Turquie, un pays limitrophe des zones d’influence soviétiques, lui permettrait de jouer un rôle important dans l’Alliance (Kibaroğlu 2005). Pour la Turquie, leur adhésion a été motivée à protéger la souveraineté turque des revendications de Moscou sur certaines parties du territoire turc, notamment Kars et Ardahan (Mongrenier 2013).
Cependant, les désaccords et les animosités de la Turquie à l’égard des États-Unis étaient observables après les événements du 11 septembre 2001. La première crise de confiance majeure entre les deux alliés a eu lieu le 1er mars 2003 lorsque le parlement turc a refusé le passage et le stationnement en Turquie de 62000 militaires américains en route vers l’Irak (Schmid 2011). Cette crise a été surmontée après que la Turquie ait finalement décidé de rejoindre la coalition américaine dans laquelle elle a fourni un soutien logistique aux opérations (Schmid 2011). Il est donc nécessaire d’analyser plus en détail les principales questions qui divisent les puissances occidentales avec la Turquie.
Le recul des libertés fondamentales et la dérive autoritaire d’Erdogan
Le déclin des libertés fondamentales et le renforcement des pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan ont affaibli les relations des puissances de l’Union européenne (EU) avec la Turquie. Depuis l’échec de la tentative d’adhésion de la Turquie à l’UE, le Parti pour la justice et le développement (AKP) a progressivement conduit la Turquie vers la voie répressive et autoritaire. Depuis 2007, la Turquie a reculé dans la liberté de la presse, dans le droit à la liberté d’association et de réunion (Legrand 2018 ; Tayla 2012). En 2013, près de 2300 étudiants étaient emprisonnés, certains pour avoir porté un foulard qui soutenait la population kurde (Kurt 2019). La dérive autoritaire du président Erdogan s’est surtout accentuée depuis la tentative de coup d’État manquée de juillet 2016, qui concernait en 2018, plus de 96000 militaires, magistrats, professeurs, journalistes et avocats (Legrand 2018). En outre, la victoire de l’AKP au referendum constitutionnel de 2017 a permis au président Erdogan de former un régime présidentiel autoritaire qui lui permet de contrôler le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire du pays (Insel 2017). L’évolution autoritaire du président Erdogan a entraîné des tensions diplomatiques entre la Turquie et les puissances européennes. En 2017, l’État allemand avait menacé le président turc de sanctions après la détention d’un militant allemand des droits humains (TV5 Monde 2017).
Le rapprochement d’Ankara avec Moscou et la question kurde
Ces dernières années, le président turc a voulu poursuivre une politique étrangère qui va à l’encontre des intérêts des pays membres de l’OTAN. La volonté du président Erdogan de mener une politique étrangère indépendante a été confirmée par la décision de l’État turc de nouer des relations avec le Kremlin, l’adversaire numéro un de l’Alliance atlantique (Dalay 2019). L’acquisition par Ankara du système russe de défense antimissile S-400 a suscité de vives réactions de la part des sénateurs du Parti républicain qui veulent punir la Turquie par de nouvelles sanctions (Le Billon 2019). Cet achat affaiblit l’Alliance atlantique, car il renforce les relations entre la deuxième armée de l’OTAN et les Russes. Washington redoute que l’acquisition par le Sarayi des systèmes S-400 puisse permettre au Kremlin d’accéder à des informations confidentielles relatives aux avions de chasse F-35 américains, qui sont censés pouvoir échapper aux missiles russes (Saikali 2019). En conséquence, le président Trump a exclu la participation d’Ankara au programme d’avions de chasse F-35 (Picard 2019).
L’intention du président Erdogan d’affirmer la puissance régionale de la Turquie inquiète également les puissances occidentales. L’ancien diplomate des États-Unis Brett McGurk (2019 : 78) à travers ses nombreuses rencontres avec le président Erdogan a déclaré que les incursions turques dans les territoires kurdes syriens font partie de l’ambition du président turc d’étendre les frontières de la Turquie établies en vertu du Traité de Lausanne (1923). L’intention de l’AKP est de ramener la Turquie à la grandeur d’antan, de contester l’ordre régional hérité de la Première Guerre mondiale et de renforcer l’hégémonie turque du nord de la Syrie (Josseran 2018). Cette ambition commence à se former, le président Erdogan a négocié avec son homologue russe pour contrôler une zone de sécurité de 120 kilomètres de long dans le nord de la Syrie dans laquelle la Turquie gardera le contrôle de la zone entre la ville de Tal Abyad et Ras al-Aïn (AFP 2019).
Les récentes décisions d’Ankara de poursuivre une politique étrangère contraire aux intérêts stratégiques et sécuritaires de l’Alliance atlantique soulignent le virage hostile de la Turquie sous la présidence d’Erdogan. Un principe fondamental de l’OTAN est que les États membres adhèrent aux valeurs démocratiques et défendent les alliés démocratiques de l’Alliance. Or, depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, les valeurs démocratiques en Turquie ont reculé. En outre, les ambitions panturques du président Erdogan, notamment l’invasion de l’enclave kurde d’Afrin et l’incursion turque dans les territoires contrôlés par les Kurdes syriens à la frontière turque, ont affaibli les alliés kurdes de l’OTAN, les branches armées du Parti de l’Union Démocratique (PYD). Ce sont les forces du PYD qui ont joué un rôle important dans la victoire militaire sur Daech en Syrie. Avec le contrôle par la Turquie des villes de Tal Abyad et Ras al-Aïn, il est à craindre que les milices salafistes syriennes pro-turques qui ont commis des crimes de guerre à Afrin finissent par commettre de nouvelles exactions contre des civils kurdes (Wei 2019). Il est donc urgent que les membres de l’OTAN imposent un embargo sur les armes à la Turquie et des sanctions économiques pour contraindre le président Erdogan à changer de politique en Syrie.