France, une pétition signée par 92 avocat-e-s et publiée par Libération, condamne les réquisitions qui visent des employés de Total et dénonce une atteinte au droit de grève
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Excellente lecture
« La grève de grande ampleur initiée dans les raffineries françaises des sociétés TotalEnergies et Esso-ExxonMobil provoque une pénurie de carburant dans le pays depuis plusieurs jours. Pour y répondre, l’exécutif a choisi de porter une atteinte majeure au droit de grève, pourtant liberté fondamentale, en actionnant un dispositif à haut potentiel liberticide : la réquisition.
L’article L2215-1 du code général des collectivités territoriales (CGCT) sur lequel se fonde le gouvernement, et qui prévoit la possibilité pour les préfets de «réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile», est issu d’une lignée de règles particulièrement dangereuses pour l’Etat de droit.
Une généalogie guerrière
En effet, les pouvoirs traditionnels de réquisition trouvent leur fondement dans les dispositions de la loi du 11 juillet 1938 sur «l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre», qui préparait le conflit avec l’Allemagne nazie, à quelques semaines de la crise des Sudètes et de la marche inexorable vers la Seconde Guerre mondiale. Cette loi fut prorogée après 1944 jusqu’à sa modification par une ordonnance du 6 janvier 1959 prise par le premier gouvernement du général de Gaulle – sur le fondement des pouvoirs exorbitants attribués par l’article 92 de la Constitution de 1958 – et qui étendait significativement les prérogatives de l’exécutif dans le contexte de la guerre d’Algérie.
Ces textes, prévus donc pour ne s’appliquer que dans des situations de troubles particulièrement graves (guerres ou conflits extérieurs), ont pourtant été, avec le temps, utilisés par les différents gouvernements pour tenter de mettre fin à des mouvements de grève. Des personnels grévistes ont été réquisitionnés, en 1961, dans le cadre d’un conflit social né au sein de la régie de transports de la ville de Marseille, avant que le décret ne soit jugé illégal par le Conseil d’Etat.
Bien plus tard, une loi du 18 mars 2003 a étendu ce pouvoir de réquisition aux préfets, fondement actionné aujourd’hui contre les salarié·e·s grévistes. A l’époque, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, répondant aux craintes de donner aux préfets un pouvoir trop général contraire aux libertés, indiquait devant l’Assemblée nationale qu’il s’agissait uniquement de faire face à des catastrophes naturelles, industrielles ou à des risques sanitaires…
Dévoiement liberticide
Aujourd’hui, ce n’est plus dans le cadre d’une guerre ni d’une catastrophe naturelle ou industrielle que la réquisition est employée, mais dans celui d’un conflit social entraînant nécessairement des conséquences sur les transports dépendants du carburant fossile qu’est le pétrole. L’atteinte qui est ainsi faite au droit de grève de ces salarié·e·s grévistes n’est donc ni nécessaire ni proportionnée à un but légitime.
L’usage récurrent par l’exécutif de lois initialement présentées comme n’ayant vocation à être mises en œuvre que de manière exceptionnelle est désormais abondamment documenté et régulièrement dénoncé.
Nous savons les implications liberticides de l’état d’urgence mis en place par les gouvernements qui se sont succédé depuis les attentats de 2015, profitant de cette aubaine juridique pour surveiller et réprimer les mouvements sociaux. Nous savons aussi les errances et détournements de l’exécutif dans la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire en 2020 et 2021, au mépris de nos libertés d’aller et venir et de manifester.
Dans ces conditions, nous ne pouvons qu’alerter sur le danger qui guette chacun·e de nous si nous n’y prenons garde : celui de perdre, les unes après les autres, nos libertés acquises de haute lutte. Le droit de grève, comme la liberté de rassemblement, d’association et d’expression, est un droit fondamental qui ne saurait dépendre d’un agenda politique tendant à contrôler et à réprimer le mouvement social dans la diversité de ses modes d’action »
Rédacteurs et premiers signataires :
Xavier Sauvignet Avocat au barreau de Paris, Stéphanie Hennette-Vauchez Professeure de droit public à l’université de Paris- Nanterre, Savine Bernard Avocate au barreau de Paris, Serge Slama Professeur de droit public à l’université de Grenoble, Raphaël Kempf Avocat au barreau de Paris, Cyril Wolmark Professeur de droit privé à l’université de Paris-Nanterre, Elsa Marcel Avocate au barreau de Paris, Nicolas Moizard Professeur de droit du travail à l’université de Strasbourg, William Bourdon Avocat au barreau de Paris, Charlotte Girard Maîtresse de conférences en droit public à l’université de Paris-Nanterre, Arié Alimi Avocat au barreau de Paris, Emmanuel Dockès Professeur de droit privé à l’université de Lyon-2
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