(Une analyse intégrale du chercheur Djibril Faye)
Le Sénégal a entrepris un ambitieux projet d’écrire son Histoire Générale, cependant la publication du premier jet de l’ouvrage a créé un grand tôlé, principalement au sein des familles religieuses (maraboutiques). L’ampleur du débat suscité par la parution de cet ouvrage, ne peut logiquement être comparée à celle de l’histoire des 94 milliards encore moins au scandale des contrats pétroliers. Le scandale sur les contrats pétroliers devance de loin en termes d’ampleur et de gravité même, tout ce que l’on peut imaginer. Je ne pense pas me tromper en le qualifiant, dans mon livre intitulé : «Les sentinelles de la savane, paru en 2018 aux Éditions NENA», du plus grand scandale d’État, du Sénégal de l’après indépendance. Ce livre est paru bien avant que la BBC ne fasse la révélation des fraudes et malversations liées à l’octroi de ces licences d’exploration.
Il n’en demeure pas moins que cet avènement fait partie de ceux ayant le plus ravivé le débat public au cours de ces derniers mois. Comment nous en sommes arrivés là, et quelle lecture pouvons-nous –en faire ?
Il y a certes eu des défaillances manifestes dans la rédaction de l’ouvrage, ce qui a conduit à l’identification précoce de certaines erreurs et incongruités, qu’il renferme. À quel niveau a eu ces failles, et par mécanismes elles ont pu avoir lieu ? Il reste difficile pour quelqu’un qui demeure à l’extérieur de la sphère commise à sa rédaction et de son édition, de répondre de manière exacte à ces questions. Tout de même, il demeure inéluctable, qu’il y a eu des manquements qui pourraient être liés à divers facteurs: insuffisance de ressources humaines, ou financières, manque de volonté réelle ou de rigueur scientifique.
Rédiger, l’histoire de tout un pays et de toute une nation n’est pas une mince affaire. Cela requiert, au préalable de délimiter de manière succincte, quel type d’histoire du pays on envisage d’aborder. Cette délimitation permettrait de savoir a priori sur quelle échelle de temps et d’espace on va restreindre notre démarche. L’étude de l’histoire du peuplement et de la consolidation de la nation s’avère bien différente de celle de l’histoire géologique ayant façonné l’édification du paysage, au niveau duquel vit cette nation.
Sur la facette de l’ouvrage qui en particulier a fait polémique, l’histoire des familles religieuses et leurs interrelations, on ne peut pas de manière objective indexer l’absence de sources bibliographiques fiables. Se référer à la tradition orale pourrait être une source de falsification de l’histoire authentique. Les rédacteurs avaient tout de même plusieurs autres sources qui leur permettraient de dire l’histoire de la manière la plus fidèle possible.
À défaut de se référer aux descendants des fondateurs des confréries, les concepteurs de ces ouvrages pouvaient néanmoins scruter profondément les ouvrages hagiographiques qui traitent de l’histoire de ces chefs confrériques. Il s’avère que la majorité des confréries du pays (Tidiane, Mouride, Layènne) a ressenti une partie de leur histoire qui a été écornée, mal rapportée, ou bien même totalement anéantie. Nous reconnaissons, qu’une bonne partie des ouvrages biographiques qui traitent de l’histoire des confréries et de leurs imbrications éventuelles est rédigée en langue arabe. Ce qui peut susciter une certaine paresse des rédacteurs à remonter jusqu’aux sources susmentionnées ou bien même leurs incapacités d’exploiter ces documents. Cela n’empêche que, vouloir aborder une question aussi sensible que celle des confréries religieuses au Sénégal, devrait susciter plus de curiosité au sein de la Commission de rédaction, devant les amener à mener une prospection plus approfondie relative à ces questions-là.
La population du Sénégal se compose de 49 % de Tidianes (huit millions d’habitants les trois autres Tarikhas (Mourides, Khadres et Layènes) constituent 45 % (sept millions d’habitants). Les chrétiens catholiques et les athées forment 6 % (un million d’habitants). Donc une nation assez diversifiée sur le plan religieux, qui a toujours vécu dans une parfaite harmonie. Cet équilibre tend tout de même à se rompre.
Le point essentiel qui divise les communautés reste le berceau de la confrérie tidiane au Sénégal. Comment la confrérie a élu demeure au Sénégal, et qui en est l’instigateur ? Si l’avènement de la confrérie est l’œuvre conjointe et simultanée de plusieurs familles religieuses, quel fut le degré de connexité entre ces familles. Et enfin, s’il y a eu des rapports hiérarchisés entre ces familles, quel fut l’ordre de préséance des unes et des autres ?
Ces questions ont soulevé de vifs débats et une conflictualité outragée, au sein des familles tidiane de Tivaouane et de Kalolack (Niassène), en particulier. Cette situation d’inconfort a suscité, d’une part et d’autres, l’éveil de l’instinct de défense, et a alimenté une violente rhétorique interposée, à travers les médias. M. Ahmet Khalifa Niasse, un des guides religieux de la Communauté Niassène de Kaolack, a récemment soutenu des propos niant formellement l’existence d’une école de jurisprudence islamique à Tivaouane (le berceau présumé de la Tidiania au Sénégal). Ces propos ont particulièrement densifié les rivalités et les joutes verbales entre les deux familles.
Monsieur Niasse dans son homélie a en outre fait rebondir le sujet très controversé des rapports entre l’autorité précoloniale et les Chefs religieux traditionnels au Sénégal.
J’ai ressenti, dans ce contexte de chamboulement, politico-religieux, la nécessité de recadrer le débat en le replaçant dans son contexte historique. Ce qui nous permettrait, d’une part de comprendre le soubassement de la latitude de certains de nos élites religieuses, en face de l’autorité coloniale. D’autre part, ramener le débat dans son contexte historique permettrait, de répondre à certaines de ces questions soulevées.
Pour ce faire, je m’attache à faire une description succincte de l’histoire de l’Islam, après le Prophète (PSL). Moins d’un demi-siècle après le rappel à Dieu du Prophète (PSL), [survenu le vendredi 8 juin 632 à Médine], l’Islam s’est morcelé en deux courants de pensée : le courant Sunnite et le courant Chiite.
Le courant principal, (le sunnisme) qui unit plus de 85 % des musulmans du monde, prône le rattachement aux valeurs orthodoxes de l’Islam, contenues dans le Coran (le Livre Saint), et léguées à travers les enseignements du Prophète (PSL). Le chiisme, qui est le courant minoritaire, est issu des déchirures et des luttes internes qui ont miné la couronne islamique, et qui furent essentiellement motivées par des revendications successorales.
Au sein même du courant majoritaire, il s’est formé, au cours du XVIIIe siècle, plusieurs écoles de pensée, qui interprètent plus ou moins différemment, la législation islamique et les règles de jurisprudence. Il s’agit essentiellement de l’école malékite (fondée par Malick Ibn Anas, RTA), de l’école hanafite (Abu Hanifa, RTA), L’école shafiite (fondée par El Shafii), L’école hanbalite (fondée par Ahmad Ibn Hanbal, RTA).
Il n’existe pas de discordances fondamentales entre ces 4 écoles de pensée, du moins entre les trois premières. Ces trois écoles sont des conformistes à la tradition prophétique (Sunna), elles se différentient plus par rapport à leurs zones d’extension géographiques. L’école Malikite est surtout répandue en Afrique, tandis que les Hanafites se retrouvent principalement en Asie (Inde et Pakistan). Les Shafiites sont essentiellement restreints dans la zone du Proche-Orient. Et enfin les Hanafites, se réclament comme des traditionalistes stricts. Cette école a évolué vers un Islam radical et est à l’origine de la branche radicale wahhabite, essentiellement cantonnée en Arabie Saoudite.
Au Sénégal, nous pratiquons un Islam sunnite d’obédience malékite. Il n’y a pas de divergence entre les musulmans sénégalais. Nous pratiquons la même religion et nous avons les mêmes rituels inspirés de l’école malékite. De ce fait, les musulmans du Sénégal dans leur unanimité pratiquent un Islam authentique et se conforment aux enseignements (Sunna) du Prophète (PSL). Le chiisme a essayé de s’infiltrer sans succès au Sénégal au début du XXe siècle, avec l’arrivée des commerçants libanais, puis après la révolution iranienne de 1979. Une fine particule d’arabisants d’obédience wahhabite est aussi présente. Ils s’articulent à démanteler l’Islam confrérique et mettre en place les fondements d’un Islam radical et intolérant.
Il ne peut logiquement pas y avoir des divergences profondes inter ou intra-confrériques. Tout de même, il y en a des rivalités et des railleries inter confrériques et même intra-confrériques. Cette rhétorique prend de plus en plus de l’ampleur et est essentiellement alimentée par la prolifération des médias, en particulier les e-médias.
Problem amou fi ! Kara Mbacké versus Moustapha Sy ; Khalifa Niasse versus Iran Ndaw, etc. Ça suffit cette polémique stérile.
Sur le plan politique et économique, les tidianes bien que majoritaires semblent moins influents que les mourides. L’économie, informelle en particulier, est majoritairement gérée par les adeptes mourides. Une partie des recettes générées est reversée sous forme d’Hadiya aux représentants de la confrérie, et contribue à l’édification d’œuvres infrastructurelles grandioses comme la mosquée Masalik al Jinan, le complexe universitaire Cheikh Ahmadou Khadim (CCAK), pour un coût total de plus de 50 milliards. Ce fossé qui se creuse davantage entre les deux confréries n’en est pas un moindre facteur dans l’émergence des rivalités intenses observées entre talibés tidianes et talibés mourides.
L’influence des mourides, surtout sur le plan politique n’est plus à démontrer. Tout récemment, le Porte- parole du Khalife général des Mourides, Serigne Basirou Abdou Khadre, a fait une sortie qui a eu un grand écho. Ce dernier dans une allocution publique renchérissait les propos de son mentor selon lesquelles : « C’est seul Cheikh Amadou Bamba qui élisait les présidents au Sénégal ». Serign Bass, comme on l’appelle couramment de manière paraphrasée dit que : « personne ne peut être président au Sénégal sans la volonté de Serigne Touba. Ces propos lui ont valu un acharnement sans précédent de la part de certains Imams et arabisants, se prétendant les plus grands connaisseurs de la religion.
Ce point précis mérite également des précisions de taille. Nul ne peut, à moins de renier d’abord à son foie musulman, que tout événement si banal soit-il émane d’abord du décret divin. Dieu (ALLAH) est est l’ordonnateur suprême de l’univers et de ce qui est contenu dedans. Il est bienveillant et impose sa suprématie sut tout le monde. Toutefois, Dieu n’est jamais descendu sur terre pour mettre en exécution Lui-même ses décrets. Il convient de remettre les propos des autorités mourides dans leur contexte, au lieu de les interpréter comme un délit de Shirk (associe Allah a d’autre dieu ou divinités). Ce qui est une faute grave en Islam : « quiconque donne à Allah quelqu’un d’associé commet un énorme péché.» [Sourate 4, Verset 48].
L’imbrication entre le pouvoir temporel et l’autorité religieuse mouride est restée depuis l’indépendance un facteur indéniable. La confrérie mouride est la plus unitaire, elle se concentre autour d’une seule autorité centrale, qui siège à Touba. Ceci explique en partie son influence.
Le second khalife des mourides Serigne Fallou disait que : « Senghor Sengh thia kaw ». Ce dernier lors du discours inaugural de la Grande mosquée (juin 1963) rendit hommage à cette amitié en tenant ces propos «vous m’avez adopté comme fils et vous ne m’avez jamais abandonné ».
En 1988, ce fut le tour au Khalife général des mourides Serigne Abdoul Ahad (RTA), affectueusement appelé « Baye Lahad ou Baye Lat ». Dans son appel il disait que les Talibés qui ne soutenaient pas Abdou Diouf trahissaient la volonté de Serigne Touba.
Le Président Wade, en plus de son appartenance manifeste à la communauté mouride gardait le même penchant et la même proximité avec Serigne Salih Mbacké. Certains citoyens, souvent de manière erronée à mon avis, voyaient en cette complicité entre le président Wade et le khalife mouride, une République à genoux. Bien d’autres se demandaient si Touba n’était simplement pas devenue le centre de pilotage où se prenaient les décisions majeures relatives à la politique nationale. Cette posture trop penchée et apparente de Wade avait même fini par créer des remous au sein des Tidianes, qui réclamaient que le Président de la république fasse plus de preuves d’équité envers les tarikhas. En quelques sortes, ils accusaient le Président de favoritisme envers les mourides. Le président SALL, en dépit de sa religiosité ambigüe (apparemment d’obédience maçonnique), entretient les mêmes relations de proximité avec Touba.
Le Candidat perdant au cours des dernières élections présidentielles de 2019, M. Idrissa Seck avait fait à la veille des élections une déclaration révoltante vis-à-vis de la communauté tidiane. Ce dernier, jadis talibé tidiane avait déclaré avoir fait obédience à la tarikha mouride par l’intermédiaire du très influent, Serigne Moussa Nawel Mbacké, bras-droit du khalife.
Le débat le plus récent oppose les deux principaux foyers de la Tidiania (Tivaouane et Kaolack). Les deux camps se revendiquent âprement le statut de berceau de la Tarikha, au Sénégal. Je pense que les deux protagonistes dans cette affaire doivent faire preuve de maturité, et procéder par un jugement objectif.
La Tarikha Tidiane a été fondée en Algérie au XVIIIème siècle par le Pôle (Qutub), Cheikh Ahmed Tidiane el Cherif (1737-1815). Le khalife actuel de la confrérie tidiane est Sidi Ali Tijani Bel Arabi. L’introduction de la Confrérie au Sénégal s’est faite à la fin du XIXème siècle à la suite des voyages à La Mecque entrepris par certains dignitaires musulmans sénégalais. Durant l’époque coloniale, la manière dont l’administration organisait le pèlerinage à La Mecque (par bateau) permettait un passage par le Maroc au Zawiya à Fès de Cheikh Ahmed Tidiani el Cherif. Les pèlerins de passage dans cette cité religieuse pouvaient avoir l’ijaza s’ils le souhaitaient, c’est-à-dire une «attestation de conformité» qui leur conférait le titre de muqaddam. Lequel leur permettait d’enseigner et de transmettre la tarikha. Ces attestations sont accordées par des cheikhs de la confrérie et donnent aux tenants la possibilité d’avoir des disciples et de les initier à leur tour. L’un des premiers Sénégalais à avoir séjourné à Fès (quelque temps après la disparition du fondateur de l’ordre) fut Mawlud Fall (RTA), c’est lui qui conféra à El hadji Omar le titre de Muqaddam. El hadji Omar fut également initié par Chérif Mohamed El Ghali (RTA), un grand disciple du fondateur de la voie tidiane. El hadji Omar, à son tour (après son périple de 20 ans à La Mecque et dans le monde musulman), initia Alpha Mayoro Wellé (RTA), ce dernier enrôla El hadji Malick Sy (RTA) et El hadji Abdoulaye Niasse (RTA). Voila l’histoire !
Raisonnablement la polémique qui est soulevée à propos de cette question est stérile. Mame Elhadji Malick Sy et Mame Abdoullah Niasse, sont deux érudits de l’Islam, au Sénégal. Les deux érudits Soufis ont vécu à la même période (milieu du XIXème-début XXIème), et se sont abreuvés à la même source.
En outre c’est important de signaler, que tous les deux furent déjà, formés aux sciences religieuses avant qu’ils ne reçurent le Wird Tidiane. Qui d’entre eux rendait visite à l’autre reste également une futilité. Il s’agissait de deux érudits de l’Islam qui vivaient dans un même pays et se partageaient les mêmes convictions religieuses. Je trouve très normale, qu’ils se rendaient visite réciproquement, et entretenaient une certaine courtoisie. C’est futile de rechercher qui a eu à fréquenter l’école de l’autre. Je renforce les propos de M. Ahmet K. Niasse qui soutient qu’Elhadji Malick SY n’avait pas d’école. L’érudit disposait de Madrasas (des écoles coraniques), où il enseignait le Coran et la religion. On peut assimiler ces daaras, si l’on veut, à nos universités. Cependant, Il ne disposait pas d’une école de pensée, qui lui était propre. À l’image des autres chefs confrériques, il fut adepte de l’École sunnite Malékite de l’Iman Malick Ibn Anas.
Je pense à mon humble avis qu’il s’avère nécessaire de redéfinir le concept de Tarikha au Sénégal. Ce que, au plus profond de moi, je conçois comme étant la quintessence d’une Tarikha : c’est une voie d’ascension spirituelle. Une forme d’adoration, qui en plus des cinq piliers fondamentaux de l’Islam, permet aux disciples de pouvoir se rapprocher de manière plus prompte de la félicité divine. On pourrait peut-être me définir le concept d’une autre manière, toutefois, moi je le conçois comme tel. La Tarikha tidiane, s’assimile grosso-modo à la prise du WIRD As-Salatoul-Fatihi que le Prophète ordonna à Cheikh Ahmed Tidiane (RTA). Ce dernier affirma d’ailleurs que : «Personne en ce monde ne peut autoriser la Salat Fatihi à part nous et nos compagnons de la Tariqa». Cela suffit pour démontrer que ce Wird constitue le pilier de cette confrérie.
Par analogie, l’autre Tarikha majoritaire du pays, la confrérie Mouride en l’occurrence, fondée en 1883 (1301 Hg) par Cheikh Akhmadou Bamba se distingue des autres par son idéologie de base. En cette année 1883, le fondateur clamât que désormais il ne s’attelait plus à dispenser seulement à ses disciples un enseignement livresque. En plus de l’enseignement du Coran et des sciences religieuses, l’éducation spirituelle devrait dorénavant figurait comme la pièce maitresse de son œuvre. Bien que le Cheikh ordonne également un WIRD (Wird Makhouz), il demeure que l’attachement à l’adoration divine et au travail restent les deux piliers fondamentaux qui régissent la démarche mouride.
Donc, sur les bases canoniques de la religion, il n’existe pas de divergences inter-confrériques, même si on emprunte des chemins de culte croisés.
Il reste maintenant à éclaircir un peu les rapports entre les chefs religieux et l’administration précoloniale. Ce point a également été soulevé par M. Ahmed Khalifa Niasse, dans sa réplique contre Tivaouane et contre la commission de rédaction de l’Histoire générale du Sénégal dirigée par le Professeur Iba Der Thiam. Je pense que c’est une question qui mérite d’être éclaircie, dans la mesure qu’elle est aussi souvent utilisée comme une hache de guerre, pour s’attaquer à certains ou pour même les dénigrer. À mon avis, il convient juste de replacer le débat dans son contexte historique.
La fin du XIXème siècle correspond à l’achèvement de la conquête coloniale en Afrique de l’Ouest. En ce qui concerne particulièrement le Sénégal, c’est la mort de Lat Dior, en 1886, qui sonna définitivement la fin de la conquête et la pacification de l’ensemble du territoire. Les résistants, dans leur grande majorité, furent, auparavant, déjà été tués ou vaincus. Elhadji Omar fut tué à Bandiagara, en 1864 ; Samba Laobé Fall fut assassiné à Tivaouane, en 1886 ; en 1886 Lat Dior tomba à Dékheulé ; Mouhamadou Lamine Dramé fut tué à Toubacouta, en 1887, en 1893, Fodé Kaba Doumbouya signa un traité de protectorat avec le Capitaine Forichon ; Samba Laobé Penda Ndiaye fut exilé en 1895, Alboury Ndiaye fut contraint à l’exil et puis tué, en1898 à Dosso (Niger).
L’année 1895 marqua ainsi, l’anéantissement total des résistances armées, sur l’ensemble du territoire sénégalais. En 1895, le statut de fédération de l’AOF fut officiellement promulgué.
Dans ce contexte précis, l’administration précoloniale fut essoufflée par les décennies de guerre menées pour aboutir à vaincre les foyers de résistance, pas seulement au Sénégal mais à travers toutes les autres colonies. Il convient également de mentionner, qu’en dehors du Sénégal dans une moindre mesure, toutes les résistances étaient menées par des combattants islamiques (Samory Touré, en guise d’exemple). Cela signifia que, bien que la seconde phase de la conquête (l’assimilation culturelle et religieuse) n’ait réellement pas commencé, le pouvoir précolonial nourrissait une profonde crainte à l’ endroit des chefs-religieux. Le pouvoir précolonial supputait la crainte que les marabouts pouvaient se substituer aux combattants défaits pour continuer la résistance.
Du coté des chefs religieux, la majorité d’entre eux ne se souciait, certes pas de s’octroyer des attributs politiques. Ils ne convoitèrent, encore moins de fonctions politico-administratives dans le nouvel échiquier étatique. Leur hantise principale fut, comment préserver la pérennité de l’Islam (intégré au Sénégal depuis le Xe siècle) au sein du nouvel ordre colonial. Dans leur très grande majorité, la logique d’une confrontation militaire déséquilibrée avec les colons était de facto démise.
Du coté de l’administration coloniale, la stratégie de coopération avec les chefs religieux modérés valait mieux que celle d’entreprendre de nouvelles rivalités intenses avec eux.
Dans ce contexte très tendu, il ne demeurait à l’endroit des marabouts que deux formes de stratégie : la coopération ou bien la résistance pacifique (sans usage des armes).
Ce climat délétère qui prévalait, en cette fin ultime du XIXiem siècle, peut bien s’illustrer par la convocation, en 1895 à Saint-Louis (la capitale de la Fédération), de l’ensemble des marabouts de l’AOF. Cette convocation est plus connue sous le vocable de Bureau Ndar, en Wolof. Elle avait été faite par le gouverneur Mouttet (Louis Guillaume), en vue de faire signer aux dignitaires religieux les nouvelles lois qui régissaient l’administration de la Fédération. En résumé, il s’agissait de demander à ces derniers d’accepter la primauté de la législation coloniale sur les préceptes de la Charia, afin d’éviter toutes formes de chevauchement ou de contrainte dans leur nouvelle administration. Cheikh Akhmadou Bamba, Elhadji Malick SY, pour ne citer qu’eux au Sénégal, ainsi que d’autres marabouts des pays de l’AOF, dont Cheikh Sidia (Boutilimit, Mauritanie), Mohamed ben Soyouti (Tombouctou, Mali), l’Imam Kounandi Timite (Boudoukou, Côte-D’ivoire), l’Iman Fodé Ansoumana (Kindia, Guinée), etc. déférèrent à cette convocation. Excepté une très petite minorité, la majorité des 84 convoqués eurent paraphé les documents avant de retourner dans leurs contrées respectives. En ce que nous sachons de manière authentique 83 marabouts signèrent les documents, en échange bien-sûr de quelques compliments sous forme de cadeaux, notamment du sucre et du thé. Un parmi-eux s’offusqua et apposa la sourate de l’Unicité divine (Houlouwa allahou) comme bouclier et fit la dénégation formelle du contenu des documents à signer.
C’est vrai, il faut le dire sans honte, dans ce contexte précolonial très tendu, de nombreux marabouts avaient raisonnablement opté de coopérer avec les administrateurs blancs, plutôt que de les affronter. Dans le même sillage Ahmed Khalifa Niasse a soutenu que Serigne Elhadji Malick avait noué une relation d’amitié et de collaboration avec les colons.
Il reste difficile de confirmer ou d’infirmer cette assertion, cependant, d’autres historiens moins partisans ont également avancé des propos similaires. Parmi eux on peut citer Kuczynski (1998), dans l’ouvrage «Le Temps des Marabouts. Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique occidentale française». Dans cet ouvrage l’auteur affirme : de nombreux marabouts acceptaient de se soumettre au projet colonial, avec un strict respect des contraintes liées, afin de servir des intérêts religieux et vitaux. Il poursuit en disant que : « Des leaders tels que Cheikh Sad’bu, Malick Sy et Seydou Nourou Tall » furent considérés comme des soutiens efficaces de l’administration française. Ils ne sont pas d’ailleurs les seuls à avoir adopté cette politique. Mouhamadou Lamine Dramé dans une lettre adressée à l’administration coloniale après son retour à La Mecque leur tint ces propos. Je cite : «Je suis ami des Français et je ne suivrai que leurs ordres partout où je pourrais être ». Non seulement il fut leurs amis mais il chercha leurs collaborations afin de vaincre les populations païennes. Il le mentionna dans la suite de sa lettre : «les infidèles sont très nombreux. Je ne peux même pas leur faire la guerre tous, à plus forte raison faire la guerre aux Français». Ce sont ceux-ci qui peuvent améliorer ma situation car la poudre les balles les fusils et munitions de guerre ainsi que le papier sont tous des articles français que nous ne pouvons-nous procurer que chez vous et avec votre consentement pour cela il faut être en paix».
D’autres par contre optèrent pour une résistance pacifique (sans armes), on peut brièvement citer le cas de Cheikh Akhmadou Bamba. Il fut capturé et envoyé en exil dans les contrées d’Afrique du centre (Lambaréné, Mayombé) hostiles à la survie de la vie humaine (Gabon 1895-1902). Le Gabon a une pluviométrie moyenne annuelle de 3000 mm et est recouvert à 85 % de forêt humide. Il rentra au Sénégal, en 1902, rayonnant de sagesse divine et de bénédiction prophétique et auréolé de gloire (devant l’adversaire blanc). À son retour il fut à nouveau déporté en Mauritanie, à Guet el Ma, auprès de Cheikh Sidia Baba (un autre érudit soufi), entre 1903 et 1907. Après un autre séjour quinquennal à Thieyène Djolof, le cheikh fut admis en détention surveillée à Diourbel, où il demeura jusqu’à son rappel à Dieu en 1927.
Dans ce bref libellé, j’eus comme seule intention de rappeler l’historique de l’avènement au Sénégal de l’Islam. L’islam confrérique, en particulier qui semble diviser la nation en groupes rivaux. Cet exposé permet de conclure que contrairement à cette apparence, l’Islam soufi confrérique reste fondamentalement homogène et unitaire sur les principes de base du culte. L’objectif est d’apaiser un peu les esprits, de ceux d’entre-nous qui prônent un Islam divisé et conflictuel, à la source des rivalités et des déballages médiatiques interposées qui polluent la vie des Sénégalais, présentement. Nous sommes en phase d’un chamboulement inédit, Tidianes contre Tidianes, Tidianes contre Mourides, toujours invectives, dénigrements et parfois même insultes. Je reste persuadé, comme j’ai eu à le dire, l’esprit qui animait les fondateurs de ces Tarikhas n’était pas rivalisant. Ces derniers se sont battus bec et ongles face à un pouvoir colonial cruel. Ils ont déployé toutes sortes de stratégies pour nous léguer ce joyau (l’Islam), dont le but ultime est la béatitude dans l’au-delà. La religion islamique ne peut pas être utilisée comme une arme de guerre pour asseoir une position sociale privilégiée, encore moins comme un outil de propagande politique. La religion reste la religion, elle n’est ni une arme de guerre, encore moins un outil de propagande politique.
L’auteur de l’article est un sénégalais ayant fait ses humanités à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal). Il est un cadre polyvalent, expert dans de nombreux domaines. Il est titulaire d’une thèse de Doctorat spécialisée dans le domaine de l’écologie et de la gestion des écosystèmes et des ressources naturelles. Par ailleurs, il est titulaire d’autres diplômes obtenus dans de grands centres universitaires nord-américains. Ses domaines de spécialisation couvrent l’environnement et le développement durable, la gestion publique et la gestion des organisations internationales, la gestion de projets, le commerce international, etc.
Dr. Faye Djibril : djibrilfaye682@yahoo.ca